■o = 00 aSequcatbcD to ïïbe XUmversitp of ^Toronto Xibrar^ bç Ube late /IDaurice Ibutton, /flb.a., UX.D. Iprincipal of Tllniversits Collège 1901*1928 V„,vr'i'v-w^<_,_ > '" ^ a. ^^:±y^ L^l :^t^-'^ V : NOUVEAUX CONTES DE FÉES POU K LES PETITS ENFANTS -^ ' v'.i^ '^'> ■^'^ ^ ^"K^::: /^ r ? ~ te t.rai sentir les dents de ma tourche NOUVEAUX CONTES DE FÉES POUR LES PETITS EiNFANTS M"E LA COMTESSE DE SEGUR NEE ROSTOPCHINE ILLUSTRÉS DE 46 VIGNETTES PAR GUSTAVE DORÉ ET JULES DIDIER NOUVELLE EDITION PARIS LIBRAIRIE HACHETTE ET G'* 79, BOULEVARD SAINT-GEBMAIN, 7'J 1917 Urotls do Iffcduclion et d« roproJucUoi» r«i»erv»»ii. A MES PETITES-FILLES CAMILLE ET MADELEINE DE MALARET Mes très chères enfants, Voici les contes dont le récit vous a tant amusées, el que je vous avais promis de publier. En les lisant, chères petites, pensez à votre vieille grand'mère, qui, pour vous plaire, est sortie de son obscurité et a livré à la censure du public le nom de la Comtesse de Ségur, née RosTOPCiiiNE. HISTOIRE DE BLONDINE, DE BONNE-BIGHE ET DE BEAU-xMINON BLONDINE Il j avau LUI loj qui s'appelait Bénin; tout le. monde Taimait., parce qu'il était bon, les méchants le craignaient, parce qu'il était juste. Sa femme, la reine Doucette, était aussi bonne que lui. Ils avaient une petite princesse qui s'appelait Blondine à cause de ses magnifiques cheveux blonds, et qui était bonne et charmante comme son papa le roi et comme sa maman la reine. Malheureusement la reine mou- rut peu de mois après la naissance de Blondine, et le roi pleura beaucoup et longtemps. Blondine était trop petite pour comprendre que sa maman était morte : elle ne pleura donc pas et continua à rire, à jouer, à téter et à dormir paisiblement. Le roi aimait tendrement Blondine, et Blondine aimait le roi plus que personne au monde. I^eroilui donnait les plus beaux joujoux, les meilleurs bonbons, les 6 NOUVEAUX CONTES DE FÉES plus délicieux fruits. Blondine était très heureuse. Un jour, on dit au roi Bénin que tous ses sujets lui demandaient de se remarier pour avoir un fils qui pût être roi après lui. Le roi refusa d'abord ; enfin il céda aux instances et aux désirs de ses sujets, et il dit à son ministre Léger : « Mon cher ami, on veut que je me remarie ; je suis encore si triste de la mort de ma pauvre fennne Doucette, que je ne veux pas m'occuper moi-même d'en chercher une autre. Chargez-vous de me trouver une princesse qui rende heureuse ma pauvre Blondine: je ne demande pas autre chose. Allez, mon cher Léger; quand vous aurez trouvé une femme parfaite, vous la demanderez en mariage et vous l'amènerez. )> Léger partit sur-le-champ, alla chez tous les rois, et, vit beaucoup de princesses, laides, bossues, méchantes; enfin il arriva chez le roi Turbulent, (|ui avait une fille jolie, spirituelle, aimable et qui paraissait bonne. Léger la trouva si charmante tju'il la demanda en mariage pour son roi Bénin, sans s'informer si elle était réellement bonne. Tur- bulent, enchanté de se débarrasser de sa fille, qui avait un caractère méchant, jaloux et orgueilleux, et qui d'ailleurs le gênait pour ses voyages, ses chasses, ses courses continuelles, la donna tout de suite à Léger, pour qu'il l'emmenât avec lui dans le royaume du roi Bénin. Léger partit, emmenant la princesse Fourbette <'t quatre mille mulets chargés des effets et des bijoux de la princesse. HISTOIRE DE BLONDINE 7 Ih arrivèrent chez le roi Bénin, qui avait été prévenu de leur arrivée par un courrier; le roi vint au-devant de la princesse Fourbette. Il la trouva jolie; mais qu'elle était loin d'avoir l'air doux et bon de la pauvre Doucette ! Quand Four- bette vit Blondine, elle la regarda avec des yeux si méchants, que la pauvre Blondine, qui avait déjà trois ans, eut peur et se mit à pleurer. « Qu'a-t-elle? demanda le roi. Pourquoi ma douce et sage Blondine pleure-t-elle comme un enfant mécha'it? — Papa, jher papa, s'écria Blondine en se ca- chant dans les bras du roi, ne me donnez pas à cette princesse; j'ai peur; elle a l'air si mé- chant! » Le roi, surpris, regarda la princesse Fourbette, (jui ne put assez promptement changer son visage pour que le roi n'y aperçût pas ce regard terrible qu i effrayait tant Blondine. Il résolut immédiatement de veiller à ce que Blondine vécût séparée de la nouvelle reine, et restât comme avant sous la garde exclusive de la nourrice et de la bonne qui l'avaient •'levée et qui l'aimaient tendrement. La reine voyait donc rarement Blondine, et quand elle la rencontrait par hasard, elle ne pouvait dissimuler entièrement la haine qu'eHe lui portait. Au bout d'un an, elle eut une fille, (pi'on nonuna l>runette, à cause de ses cheveux, noirs comme du charbon. Brunette était jolie, mais bien moins jolie que Blondine; elle était, de plus, méchante connue, sa maman, et elle détestait Blondine, à laquelle elle 8 NOUVEAUX CONTES DE FEES faisait toutes sortes de méchancetés : elle la mor- dait, la pinçait, lui tirait les cheveux, lui cassait ses joujoux, lui tachait ses belles robes. La bonne petite Blondine ne se fâchait jamais; toujours elle cher- chait à excuser Brunette. « Oh ! papa, disait-elle au roi, ne la grondez pas ; elle est si petite, elle ne sait pas qu'elle me fait do la peine en cassant mes joujoux.... C'est pour jouer qu'elle me mord.... C'est pour s'amuser qu'elle me tire les cheveux », etc. Le roi Bénin embrassait sa fille Blondine et ne disait rien, mais il voyait bien que Brunette faisait tout cela par méchanceté et que Blondine l'excusait par bonté. Aussi aimait-il Blondine de plus en plus et Brunette de moins en moins. ' La reine Fourbette, qui avait de Tesprit, voyait bien tout cela aussi ; mais elle haïssait de plus en plus l'innocente Blondine; et, si elle n'avait craint la colère du roi Bénin, elle aurait rendu Blondine la plus malheureuse enfant du monde. Le roi avait défendu que Blondine fut jamais seule avec la reine, et, comme on savait qu'il était aussi juste que bon et qu'il punissait sévèrement la désobéissance, la reine elle-même n'osait pas désobéir. II BLONDINE PERDUE Blondine avait déjà sept ans et Brunette avait -^^'4i^ HISTOIRE DE BLONDINE 11 trois ans. Le 'roi avait donné à Blondine une jolie petite voiture attelée de deux autruches et menée par un petit page de dix ans, qui était un neveu de la nourrice de Blondine. Le page, qui s'appelait riournnandinet, aimait tendrement Blondine, ave<> hupielle il jouait depuis sa naissance et qui avait pour lui mille bontés. Mais il avait un terrible défaut; il était si gourmand et il aimait tant les friandises, qu'il eût été capable de commettre une mauvaise action pour un sac de bonbons. Blondine lui disait souvent : « Je t'aime bien, Gourmandinet, mais je n'aime pas à te voir si gourmand. Je t'en prie, corrige-toi de ce vilain défaut, qui fait horreur à tout le monde. » Gourmandinet lui baisait la main et lui pro- mettait de se corriger ; mais il continuait à vole)- des gâteaux à la cuisine, des bonbons à l'office, et souvent il était fouetté pour sa désobéissance et sa gourmandise. La reine Fourbette apprit bientôt les reproches qu'on faisait à Gourmandinet, et elle pensa qu'elle j)ourrait utiliser le vilain défaut du petit page et le faire servir à la perte de Blondine. Voici le projet (pi'elle conçut : Le jardin oi^i Blondine se promenait dans sa petite voiture traînée par des autruches, avec Gour- mandinet j)our cocher, était séparé par un grillage d'uru; magnifujue et immense forêt, qu'on appelait la forêt des Lilas, jKirce (jue toute l'année elle («tail pleine de lilas toujours en lleur. Personne n'alUiil 12 NOUVEAUX CONTES DE FEES dans cette forêt ; on savait qu'elle était enchantée et que, lorsqu'on y entrait une fois, on n'en pou- vait plus jamais sortir. Gourmandinet connaissait la terrible propriété de cette forêt; on lui avait sévèrement défendu de jamais diriger la voiture de Blondine de ce côté, de crainte que par inadver- tance Blondine ne franchît la grille et n'entrât dans la forêt des Lilas. Bien des fois le roi avait voulu faire élever un mur le long de la grille, ou du moins serrer le grillage de manière qu'il ne fût plus possible d'y passer; mais à mesure que les ouvriers posaient les pierres ou les grillages, une force inconnue les enlevait et les faisait disparaître. La reine Fourbette commença par gagner l'ami- tié de Gourmandinet en lui donnant chaque jour des friandises nouvelles; quand elle l'eut rendu tellement gourmand qu'il ne pouvait plus se passer des bonbons, des gelées, des gâteaux qu'elle lui donnait à profusion, elle le fit venir et lui dit : « Gourmandinet, il dépend de toi d'avoir un coffre plein de bonbons et de friandises, ou bien de ne plus jamais en manger. — Ne jamais en manger! Oh! Madame, je mourrais de chagrin. Parlez, Madame; que dois-je faire pour éviter ce malheur? — 11 faut, reprit la reine en le regardant fixe- ment, que tu mènes la princesse Blondine près de la forêt des Lilas. — Je ne le puis, Madame, le roi me l'a défendu. Sit voiturr 'Mail M^u-r .le deux autruches. (Papî 11.) HISTOIRE DE BLONDINE 15 — Ah! tu ne le peux? Alors, adieu; je note donnerai plus aucune friandise, et je défendrai que personne dans la maison ne t'en donne ja- mais. — Oh! Madame, dit Gourmandinet en pleu- rant, ne soyez pas si cruelle ! donnez-moi un autre ordre que je puisse exécuter. — Je te répète que je veux que tu mènes Blon- dino près de la forêt des Lilas, et que tu l'encou- rages à descendre de voiture, à franchir la grille et à entrer dans la forêt. — Mais, Madame, reprit Gourmandinet en de- venant tout pâle, si la princesse entre dans cette forêt, elle n'en sortira jamais ; vous savez que c'est une forêt enchantée ; y envoyer ma princesse, c'est l'envoyer à une mort certaine. — Une troisième et dernière fois, veux-tu y mener Blondine? Choisis : ou bien un coffre im- mense de bonbons que je renouvellerai tous les mois, ou jamais de sucreries ni de pâtisseries. — Mais comment ferai-jc pour échapper à hi ])iiiiition terrible que m'infligera le roi? — Ne t'inquiète pas de cela; aussitôt cjuc lu auras fait entrer Blondine dans la forêt des l.ilas, viens me trouver : je te ferai partir avec tes bon- bons, et je me charge de ton avenir. — Oh! Madame, par pitié, ne m'obligez pas à fairo péril- ma chèro maîtresse, qui a toujours été si bonne pour moi ! — Tu hésites, petit misérable! Et cjuc finiporto ce que deviendra Blondine? i'kis lard, je le ferai 16 NOUVEAUX CONTES D-E FÉES entrer au service de Brunette, et je veillerai à re que tu ne manques jamais de bonbons. » Gourmandinet réfléchit encore quelques instants, et se résolut, hélas ! à sacrifier sa bonne petite maîtresse pour quelques livres de bonbons. Tout le reste du jour et toute la nuit il hésita encore à commettre ce grand crime ; mais la certitude de ne pouvoir plus satisfaire sa gourmandise, s'il se re- fusait à exécuter l'ordre de la reine, l'espoir de retrouver un jour Blondine en s'adressant ù quel- que fée puissante, firent cesser ces irrésolutions et le décidèrent à obéir à la reine. Le lendemain, à quatre heures, Blondine com- manda sa petite voiture, monta dedans après avoir embrassé le roi et lui avoir promis de revenir dans deux heures. Le jardin était grand. Gour- mandinet fit aller les autruches du côté opposé à la forêt des Lilas. Quand ils furent si loin qu'on ne pouvait plus le.; voir du palais, il changea de direction et s'a- chemina vers la grille de la forêt des Lilas. Il était triste et silencieux ; son crime pesait sur son cœur et sur sa conscience. « Qu'as-tu donc, Gourmandinet? demanda Blon- dine; tu ne parles pas; serais-tu malade? — Non, princesse, je me porte bien. — Comme tu os pàlo ! dis-moi ce que tu as, mon pauvre Gourmandinet. Je te promets de faire mon possible pour te contenter. » Cette bonté de Blondine fut sur le point de la sauver en amollissant le cœur de Gourmandinet; HISTOIRE DE BLONDINE 17 mais le souvenir des bonbons promis par Four- bette détruisit ce bon mouvement. Avant qu'il eût pu répondre, les autruches tou- chèrent à la grille de la forêt des Lilas. o(orc il j)l<'nrn son crime, maudit 18 NOUVEAUX CONTES DÉ FÉES sa gourmandise, détesta la reine Fourbette. Enfin il pensa que l'heure où Blondine devait être de retour au palais approchait ; il rentra aux écuries par les derrières, et courut chez la reine, qui l'at- tendait. En le Aoyant pâle et les yeux rouges des larmes terribles du remords, elle devina que Blon- dine était perdue. « Est-ce fait? » dit-elle. Gourmandinet fit signe de la tète que oui ; il n'avait pas la force de parler. « Viens, dit-elle, voilà ta récompense. » Et elle lui montra un coffre plein de bonbons de toutes sortes. Elle fit enlever ce coffre par un valet, et le fit attacher sur un des mulets qui avaient amené ses bijoux. « Je confie ce coffre à Gourmandinet, pour qu'il le porte à mon père. Partez, Gourmandinet, et revenez-en chercher un autre dans un mois. » Elle lui remit en même temps une bourse pleine "i'or dans la main. Gourmandinet monta sur le mulet sans mot dire. Il partit au galop; bientôt le mulet, qui était méchant et entêté, impatienté du poids de la caisse, se mit à ruer, à se cambrer, et fit si bien qu'il jeta par terre Gourmandinet et le coffre. Gourmandinet, qui ne savait pas se tenir sur un cheval ni sur un mulet, tomba la tête sur des pierres et mourut sur le coup. Ainsi il ne re- tira même pas de son crime le profit qu'il en avait espéré, puisqu'il n'avait pas encore goûté les bon- bons que lui avait donnés la reine. Personne ne le regretta, car personne ne l'avait HISTOIRE DE BLONDINE 19 aimé, excepté la pauvre Blondine, que nous allons rejoindre dans la forêt des Lilas. III LA FORÊT DES LILAS Quand Blondine fut entrée dans la forêt, elle se mit à cueillir de belles branches de lilas, se ré- jouissant d'en avoir autant et qui sentaient si bon. A mesure qu'elle en cueillait, elle en voyait de plus beaux; alors elle vidait son tablier et son chapeau qui en étaient pleins, et elle les remplis- sait encore. 11 y avait plus d'une heure que Blondine était ainsi occupée; elle avait chaud; elle commençait à se sentir fatiguée; les lilas étaient lourds à por- ter, et elle pensa qu'il était temps de retourner au palais. Elle se retourna et se vit entourée de lilas; elle appela Gourmandinet : personne ne lui rc- j)ondit. « 11 paraît que j'ai été plus loin que je ne croyais, dit Blondine : je vais retourner sur mes pas, quoique je sois un peu fatiguée, et Gourman- dinet m'entendra et viendra au-devant de moi. » Elle marcha pendant quelque temps, mais elle n'apercevait pas la fin de la forêt. Bien des fois elle appela Gourmandinet, personne ne lui ré- pondait. Enfin elle commença à s'effrayer. 20 NOUVEAUX CONTES DE FÉES c( Que vais-je devenir dans cette forêt toute seule? Que va penser mon pauvre papa de ne pas me voir revenir? et le pauvre Gourmandinet, comment osera-t-il rentrer au palais sans moi? Il va être grondé, battu peut-être, et tout cela par ma faute, parce que j'ai voulu descendre et cueil- lir ces lilas! Malheureuse que je suis! je vais mourir de faim et de soif dans cette forêt, si en- core les loups ne me mangent pas cette nuit. » Et Blondine tomba par terre au pied d'un gros arbre et se mit à pleurer amèrement. Elle pleura longtemps; enfin la fatigue l'emporta sur le cha- grin; elle posa sa tête sur sa botte de lilas et s'endormit. IV PREMIER RÉVEIL DE BLONDINE — BEAU-MINON Blondine dormit toute la nuit; aucune bête fé- roce ne vint troubler son sommeil ; le froid ne se fit pas sentir; elle se réveilla le lendemain assez tard; elle se frotta les yeux, très surprise de se voir entourée d'arbres, au lieu de se trouver dans sa chambre et dans son lit. Elle appela sa bonne; un miaulement doux lui répondit; étonnée et presque effrayée, elle regarda à terre et vit à ses pieds un magnifique chat blanc qui la regardait avec douceur et qui miaulait. HISTOIRE DE BLONDIXE 21 « Ah! Beau-Minon, que tu es joli! s'écria Blon- dine en passant la main sur ses beaux poils, blancs comme la neige. Je suis bien contente de te voir, Reau-Minon, car tu me mèneras à ta maison. Mais j'ai bien faim, et je n'aurais pas la force de mar- cher avant d'avoir mangé. » A peine eut-elle achevé ces paroles, que Beau- Minon miaula encore et lui montra avec sa petite patte un paquet posé près d'elle et qui était en- veloppé dans un linge fin et blanc. Elle ouvrit le paquet et y trouva des tartines de beurre; elle mordit dans une des tartines, la trouva dé- licieuse, et en donna quelques morceaux à Beau-Minon, qui eut l'air de les croquer avec délices. Quand elle et Beau-Minon eurent bien mangé, lîiondine se pencha vers lui, le caressa et lui dit : '( Merci, mon Beau-Minon, du déjeuner que tu m'as apporté. Maintenant, peux-tu me ramener à mon père, qui doit se désoler de mon absence? » Beau-Minon secoua la tête en faisant un miau- lement plaintif. otre sonuneil daie depuis sept ans. Mon lils Beau-)Iinon et moi, nous avons voulu vous épargner les ennuis des premières études; quand vous êtes venue chez .•^4 NOUVEAUX CONTES DE FÉES 1110., VOUS ne saviez rien, pas même lire. Je vous ai endormie pour sept ans, et nous avons passé ces sept années, vous à apprendre en dormant, Beau-Minon et moi à vous instruire. Je vois dans vos yeux que vous doutez de votre savoir; venez avec moi dans votre salle d'étude, et assurez-vous par vous-même de tout ce que vous savez. » Blondine suivit Bonne-Biche dans la salle d'étude ; elle courut au piano, se mit à en jouer, et vit qu'elle jouait très bien ; elle alla essayer sa harpe et en tira des sons ravissants ; elle chanta merveil- leusement; elle prit des crayons, des pinceaux, et dessina et peignit avec une facilité qui dénotait un vrai talent : elle essaya d'écrire et se trouva aussi habile que pour le reste; elle parcourut des yeux ses livres et se souvint de les avoir' presque tous lus : surprise, ravie, elle se jeta au cou de Bonne- Biche, embrassa tendrement Beau-Minon, et leur dit : « Oh! mes bons, mes chers, mes vrais amis, que de reconnaissance ne vous dois-je pas pour avoir ainsi soii^né mon enfance, développé mon esprit et mon cœur! car, je le sens, tout est amélioré en moi, et c'est à vous que je le dois. » Bonne-Biche lui rendit ses caresses. Beau-Minon lui léchait délicatement les mains. Quand les pre- miers moments de bonheur furent passés, Blon- dine baissa les yeux et dit timidement : Bonne-Biche frémit, se troubla et dit : « Blondine, Blondine, ne me demandez pas cette fleur perfide qui pique ceux qui la touchent. iNe me parlez jamais de la Rose, Blondine; vous ne savez pas ce qui vous menace dans cette fleur. » L'air de Bonne-Biche était si sévère, que Blon- dine n'osa pas insister. La journée s'acheva assez tristement. Blondine était gênée; Bonne-Biche était mécontente; Beau- Minon était triste. Le lendemain, Blondine courut à sa fenêtre; à peine l'eut-elle ouverte que le Perroquet entra. « Eh bien, Blondine, vous avez vu le trouble de Bonne-Biche quand vous avez parlé de la Rose? Je vous ai promis de vous indiquer le moyen d'a- voir une de ces fleurs charmantes ; le voici : vous sortirez du parc, vous irez dans la forêt, je vous accompagnerai, et je vous mènerai dans un jardin où se trouve la plus belle Rose du monde. — Mais comment pourrai-je sortir du parc? HISTOIRE DE BLONDINE 43 Beau-Minon m'accompagne toujours dans mes pro- menades. — Tâchez de le renvoyer, dit le Perroquet; et s'il insiste, eh bien, sortez malgré lui. — • Si cette Rose est bien loin, on s'apercevra de mon absence. — Une heure de marche au plus. Bonne-Biche a eu soin de vous placer loin de la Rose, afin que vous ne puissiez pas vous affranchir .de son joug. — Mais pourquoi me retient-elle captive? Puis- sante comme elle est, ne pouvait-elle se donner d'autres plaisirs que l'éducation d'un enfant? — Ceci vous sera expliqué plus tard, Blondine, quand vous serez retournée près de votre père. vSoyez ferme; débarrassez-vous de Beau-Minon après déjeuner, sortez dans la forêt; je vais vous y attendre. » Blondine promit et ferma la fenêtre, de craint^ que Bonne-Biche ne la surprit. Après le déjeuner, Blondine descendit dans le jardin selon sa coutume. Beau-Minon la suivit, malgré quelques rebuffades qu'il reçut avec des miaulements plaintifs. Parvenue à l'allée qui me- nait à la sortie du parc, Blondine voulut encore renvoyer Beau-Minon. « Je veux être seule, dit-elle; va-t'en, Beau- Minon. » Beau-Minon fit semblant de ne pas comprendre. Blondine, impatientée, s'oublia au point de frap- pci' HcMi-Minon du r[^A. Quand le pauvre Beau-Minon eut reçu le couj) 4'i NOUVEAUX CONTES DE FÉES de pied de Blondine, il poussa un cri luyiibre e\ s'enfuit du côté du palais. Blondine frémit en entendant ce cri; elle s'ar- rêta, fut sur le point de rappeler Beau-Minon, de renoncer à la Rose, de tout raconter à Bonne-Biche; mais une fausse honte l'arrêta, elle marcha vers la porte, l'ouvrit non sans trembler, et se trouva dans la forêt. Le Perroquet ne tarda pas à la rejoindre. « Courage, Blondine! encore une heure et vous aurez la Rose, et vous reverrez votre père. » Ces mots rendirent à Blondine la résolution qu'elle commençait à perdre; elle marcha dans le sentier que lui indiquait le Perroquet en volant de branche en branche devant elle. La forêt, qu'elle avait crue si belle, près du parc de Bonne-Biche, devint de plus en plus difficile : les ronces et les pierres encombraient le sentier; on n'entendait plus d'oiseaux ; les fleurs avaient disparu ; Blon- dine se sentit gagner par un malaise inexplicable; le Perroquet la pressait vivement d'avancer. « Vite, vite, Blondine, le temps se passe; si Bonne-Biche s'aperçoit de votre absence et vous poursuit, elle me tordra le cou et vous ne verrez jamais votre père. » Blondine, fatiguée, haletante, les bras déchirés, les souliers en lambeaux, allait déclarer qu'elle renonçait à aller plus loin, lorsque le Perroquet s'écria ; « Nous voici arrivés, Blondine; voici l'enclos où est la Rose. » HISTOIRE DE BLONDIXE L" Et Blondine vit au détour du sentier un petit enclos, dont la porte lui fut ouverte par le Perro- quet. Le terrain y était aride et pierreux : mais au milieu s'élevait majestueusement un magnifique rosier, avec une Rose plus belle que toutes les roses du monde. . HISTOIRE DE BLONDINE 51 ingratitude, la mort de tes amis? Va-t'en ; n'insulte pas à leur mémoire par ta présence. — Ah! s'écria Blondine, mes pauvres amis, Bonne-Biche, Beau-Minon, que ne puis-je expier par ma mort les malheurs que j'ai causés! » Et elle se laissa tomber, en sanglotant, sur les pierres et les chardons ; l'excès de sa douleur l'empêcha de sentir les pointes aiguës des pierres et les piqûres des chardons. Elle pleura longtemps, longtemps; enfin elle se leva et regarda autour d'elle pour tâcher de découvrir un abri où elle pourrait se réfugier; elle ne vit rien que des pierres et des ronces. « Eh bien, dit-elle, qu'importe qu'une bête fé- roce me déchire ou que je meure de faim et de douleur, pourvu que j'expire ici sur le tombeau de Bonne-Biche et de Beau-Minon? » Comme elle finissait ces mots, elle entendit une voix qui disait : « Le repentir peut racheter bien des fautes ». Elle leva la tète, et ne vit qu'un gros Corbeau noir qui voltigeait au-dessus d'elle. « Hélas! dit-elle, mon repentir, quelque amer qu'il soit, rondra-t-il la vie à Bonne-Biche et à Beau-Minon? — Courage, Blondine! reprit la voix ; rachète ta faule par ton repentir; ne te laisse pas abattre par la douleui'. » La pauvre Blondine se leva et s'éloigna de ce lieu de désolation : elle suivit un petit sentier qui la mena dans unc^ pai'tic de la forêt où les grands 52 NOUVEAUX CONTES DE FÉES arbres avaient étouflPé les ronces; la terre était couverte de mousse. Blondine, qui était épuisée de fatigue et de chagrin, tomba au pied d'un de ces beaux arbres et recommença à sangloter. « Courage, Blondine, espère ! » lui cria encore une voix. Elle ne vit qu'une Grenouille qui était près d'elle et qui la regardait avec compassion. « Pauvre Grenouille, dit Blondine, tu as l'air d'avoir pitié de ma douleur. Que deviendrai-je, mon Dieu ! à présent que me voilà seule au monde? — Courage et espérance! » reprit la voix. Blondine soupira; elle regarda autour d'elle, tâcha de découvrir quelque fruit pour étancher sa soif et apaiser sa faim. Elle ne vit rien et recommença de verser des larmes. Un bruit de grelots la tira de ses douloureuses pensées; elle aperçut une belle vache qui appro- chait doucement, et puis, étant arrivée près d'elle, s'arrêta, s'inclina et lui fit voir une écuelle pendue à son cou. Blondine, reconnaissante de ce secours inattendu, détacha l'écuelle, se mit à traire la vache, et but avec délices deux écuelles de son lait. La vache lui fît signe de remettre l'écuelle à son cou, ce que fit Blondine; elle baisa la vache sur le cou et lui dit tristement : (c Merci, Blanchette; c'est sans doute à mes pauvres amis que je dois ce secours charitable ; peut-être voient-ils d'un autre monde le repentir de leur pauvre Blondine, et veulent-ils adoucir son affreuse position. HISTOIRE DE BLONDINE 53 — Le repentir fait bien pardonner des fautes, reprit la voix. — Ah! dit Blondine, quand je devrais passei- des années à pleurer ma taute, je ne me la par- donnerais pas encore : je ne me la pardonnerai jamais. » Cependant la nuit approchait. Malgré son cha- grin, Blondine songea à ce qu'elle ferait pour évite)- les bêtes féroces dont elle croyait déjà entendre les rugissements. Elle vit à quelques pas d'elle une espèce de cabane formée par plusieurs arbustes dont les branches étaient entrelacées; elle y entru en se baissant un peu, et elle vit qu'en relevant et l'attachant quelques branches .elle s'y ferait une petite maisonnette très gentille ; elle employa ce qui restait de jour à arranger son petit réduit : elle y porta une quantité de mousse dont elle se fit un matelas et un oreiller ; elle cassa quehjues branches qu'elle piqua en terre pour cacher l'en- trée de sa cabane, et elle se coucha brisée de fatigue. Elle s'éveilla au grand joui-. Dans le premiei- moment elle eut peine à rassembler ses idées, à se rendre compte de sa position ; mais la triste vérité lui apparut promptement, et elle recom- mença les pleurs et les gémissements de la veille. Ija faim se fit poui'tant sentir. Blondine com- mença à s'inquiéter de sa nourriture, (piand elle entendit les grelots de la vache. Quelques instants après, Blanchette était près d'elle. Comme la veille, lilondinr (h'facha récuellc. lira du lait eten hiit l:iiiL 54 NOUVEAUX CONTES DE FÉES qu'elle en voulut. Elle remit l'écuelle, baisa Blan- chette et la vit partir avec l'espérance de la voir revenir dans la journée. En effet, chaque jour, le matin, à midi et au soir, Blanchette venait présenter à Blondine son frugal repas. Blondine passait son temps à pleurer ses pauvres amis, à se reprocher amèrement ses fautes. 'c Par ma désobéissance, se disait-elle, j'ai causé de cruels malheurs qu'il n'est pas en mon pou- voir de réparer; non seulement j'ai perdu mes bons et chers amis, mais je me suis privée du seul moyen de retrouver mon père, mon pauvre père qui attend peut-être sa Blondine, sa malheureuse Blondine, condamnée à vivre et à mourir seule dans cette affreuse forêt où règne mon mauvais génie! » Blondine cherchait à se distraire et à s'occuper par tous les moyens possibles; elle avait arrangé sa cabane, s'était fait un lit de mousse et de feuilles; elle avait relié ensemble des branches dont elle avait formé un siège; elle avait utilisé quelques épines longues et fines pour en faire des épingles et des aiguilles; elle s'était fabriqué une espèce de fil avec des brins de chanvre qu'elle avait cueillis près de sa cabane, et elle avait ainsi réussi à raccom- moder les lambeaux de sa chaussure, que les ronces avaient mise en pièces. Elle vécut de la sorte pendant six semaines. Son chagrin était toujours le môme, et il faut dire à sa louange que ce n'était pas sa vie triste et solitaire qui entre- HISTOIRE DE BLONDINE 55 tenait cette douleur, mais le regret sincère de sa faute : elle eût volontiers consenti à passer toute sa vie dans cette forêt, si par là elle avait pu racheter la vie de Bonne-Biche et de Beau-Minon. JX LA TORTUE Un jour qu elle était assise à l'entrée de sa ca- bane, rêvant tristement comme de coutume à ses amis, à son père, elle vit devant elle une énorme Tortue. " Blondine, lui dit la Tortue dune vieille voix eraillée, Blondine, si tu veux te mettre sous ma i^arde, je te ferai sortir de cette forêt. -- Et pourquoi, Madame la Tortue, chercherais- je à sortir de la forêt? C'est ici que j'ai causé la mort de mes amis, et c'est ici que je veux moui'ir. — Es-tu bien certaine de leur mort, Blondine? — Gomment! il se pourrait!... Mais non, jai vu leur château en ruine; le Perroquet et le Cra- paud m'ont dit qu'ils n'existaient plus ; vous voulez nie consoler par bonté sans doute; mais, hélas ! je ne puis espérer les revoir. S'ils vivaient, m'au- raient-ils laissée seule, avec le désespoir all"ieu\ d'avoir causé leur mort? — Qui te dit, Blondine, que cet abandon n'est pas forcé, qu'eux-mêmos ne sont pas assujettis à 56 NOUVEAUX CONTES DE FÉES un pouvoir plus grand que le leur? Tu sais, Blon- dine, que le repentir rachète bien des fautes. — Ah! Madame la Tortue, si vraiment ils exis- tent encore, si vous pouvez me donner de leurs nouvelles, dites-moi que je n'ai pas leur mort à me reprocher, dites-moi que je les reverrai un jour! 11 n'est pas d'expiation que je n'accepte pour mé- riter ce bonheur. — Blondine, il ne m'est pas permis de te dire le sort de tes amis; mais si tu as le courage de monter sur mon dos, de ne pas en descendre pen- dant six mois et de ne pas m'adresser une question jusqu'au terme de notre voyage, je te mènerai dans un endroit oi^i tout te sera révélé. — Je promets tout ce que vous voulez, Madame la Tortue, pourvu que je sache ce que sont devenus mes chers amis. / — Prends garde, Blondine : six mois sans des- cendre de dessus mon dos, sans m'adresser une parole ! Une fois que nous serons partis, si tu n'as pas le courage d'aller jusqu'au bout, tu resteras «Hernellement au pouvoir de l'enchanteur Perro- quet et de sa sœur la Rose, et je ne pourrai même plus te continuer les petits secours auxquels tu dois la vie pendant six semaines. — Partons, Madame la Tortue, partons sur-le- champ, j'aime mieux mourir de fatigue et d'ennui que de chagrin et d'inquiétude; depuis que vos paroles ont fait naître l'espoir dans mon cœur, je me sens du courage pour entreprendre un voyage bien plus difficile que celui dont vous me parlez. HISTOIRE DE BLONDINE 57 — Qu'il soit fait selon tes désirs, Blondine; monte sur mon dos et ne crains ni la faim, ni la soif, ni le sommeil, ni aucun accident pendant notre long voyage; tant qu'il durera, tu n'auras aucun de ces inconvénients à redouter. » Blondine monta sur le dos de la Tortue. « Maintenant, silence! dit celle-ci; pas un mot avant que nous soyons arrivées et que je te parle la première. » X LE VOYAGE ET L'ARRIVÉE Le voyage de Blondine dura, comme le lui avait dit la Tortue, six mois; elle fut trois mois avanl de sortir de la forêt ; elle se trouva alors dans une plaine aride qu'elle traversa pendant six semaines, (ît au bout de laquelle elle aperçut un château qui lui rappela celui de Bonne-Biche et de Beau-Minon. Elles furent un grand mois avant d'arriver à l'ave- nue de ce château; Blondine grillait d'impatience, itait-ce le château oîi elle devait connaître le sorl ie ses amis? elle n'osait le demander malgré le Jésir extrême qu 'elle en avait. Si elle avait pu Jcscendre de dessus le dos de la Tortue, elle eût franchi en dix minutes l'espace (jui la séparait du château; mais la Tortue marchait toujours, et Blon- dine se souvenait (pi'on lui avait défendu de dire 58 NOUVEAUX CONTES DE FÉES une parole ni de descendre. Elle se résigna donc à attendre, malgré son extrême impatience. La Tortue semblait ralentir sa marche au lieu de la hâter; elle mil encore quinze jours, qui semblèrent à Blon- dine quinze siècles, à parcourir cette avenue. Blon- dine ne perdait pas de vue ce château et cette porte ; le château paraissait désert; aucun bruit, aucun mouvement ne s'y faisait sentir. En tin, après cent quatre-vingts jours de voyage, la Tortue s'arrêta et dit à Blondine : (( Maintenant, Blondine, descendez ; vous avez gagné par votre courage et votre obéissance la récompense que je vous avais promise: entrez dans la petite porte qui est devant vous; demandez à la première personne que vous rencontrerez la fée Bienveillante : c'est elle qui vous instruira du sort de vos amis. » Blondine sauta lestement à terre ; elle craignait qu'une si longue immobilité n'eût raidi ses jambes, mais elle se sentit légère comme au temps où elle vivait heureuse chez Bonne-Biche et Beau-Minon et où elle courait des heures entières, cueillant des fleurs et poursuivant des papillons. Après avoir remercié avec effusion la Tortue, elle ouvrit préci- pitamment la porte qui lui avait été indiquée, et se trouva en face dune jeune personne vêtue de blanc, qui lui demanda d'une voix douce qui elle désirait voir. « Je voudrais voir la fée Bienveillante, répondit Blondine; dites-lui. Mademoiselle, que la prin- cesse Blondine la prie instamment de la recevoir. HISTOIRE DE BLONDINE 61 — Suivez-moi, princesse », reprit la jeune per- sonne. Blondine la suivit en tremblant ; elle traversa plusieurs beaux salons, rencontra plusieurs jeunes personnes vêtues comme celle qui la précédait, e1 qui la regardaient en souriant et d'un air de con- naissance; elle arriva enfin dans un salon sem- blable en tous points à celiw qu'avait Bonne-Biche dans la forêt des Lilas. Ce souvenir la frappa si douloureusement qu'elle ne s'aperçut pas de la disparition de la jeune per- sonne blanche; elle examinait avec tristesse l'a- meublement du salon; elle n'y remarqua qu'un seul meuble que n'avait pas Bonne-Biche dans la forêt des Lilas : c'était une grande armoire en or et en ivoire d'un travail exquis; cette armoire était fermée. Blondine se sentit attirée vers elle par un sentiment indéfinissable, et elle la contem- plait sans en pouvoir détourner les yeux, lors- qu'une porte s'ouvrit : une dame belle et jeune encore, magnifiquement vêtue, entra et s'appro- cha de Blondine. « Que me voulez- vous, mon enfant? lui dit-elle «l'une voix douce et caressante. — Oh! Madame, s'écria Blondine en se jetant à ses pieds, on m'a s (le mk^s chers et excellents amis lîomi<'-l>i- (Pages 87.) LE BON PETIT HENRI 91 pour le Loup de la montagne sans qu'il t'ait payé ton travail. » En disant ces mots, il donna à Henri un bâton qu'il alla chercher dans la forêt et lui dit : « Quand tu auras cueilli la plante de vie et que tu voudras te transporter quelque part, monte à cheval sur ce bâton. » Henri fut sur le point de rejeter dans la forêt ce bâton inutile, mais il pensa que ce ne serait pas poli, il le prit en remerciant le Loup. « Monte sur mon dos, Henri », dit le Loup. Henri sauta sur le dos du Loup; aussitôt le Loup fit un bond si prodigieux qu'il se trouva de l'autre côté du précipice. Henri descendit, remercia le Loup et continua sa marche. j VI LA PÈCHE Enfin il aperçut le treillage du jardin où était enfermée la plante de vie, et il sentit son cœur bondir de joie ; il regardait toujours en haut tout en marchant et allait aussi vite que le lui permet- (riicnt ses forces, quand il sentit tout d'un coup qu'il tombait dans un trou ; il sauta vivement en arrière, regarda à ses côtés et vit un fossé plein d'eau, assez large et surtout très long, si long qu'il n'en voyait pas les deux bouts. 92 NOUVEAUX CONTES DE FÉES « C'est sans cloute le dernier obstacle dont m'a parlé le Corbeau, dit Henri. Puisque j'ai franchi tous les autres avec le secours de la bonne fée Bienfaisante, elle m'aidera bien certainement à surmonter celui-ci. C'est elle qui m'a envoyé le Coq et le Corbeau, ain^i que le petit Vieillard, le Géant et le Loup. Je vais attendre qu'il lui plaise de m'aider cette dernière fois. » En disant ces mots, Henri se mit à longer le fossé dans l'espoir d'en trouver la fin ; il marcha pendant deux jours, au bout desquels il se retrouva à la même place d'où il était parti. Henri ne s'affligea pas, ne se découragea pas; il s'assit au bord du fossé et dit : « Je ne bougerai pas dici jusqu'à ce que le génie de la montagne m'ait fait passer ce fossé. » A peine eut-il dit ces mots, qu'il vit devant lui un énorme Chat qui se mit à miauler si épouvan- tai)lement, que Henri en fut étourdi. Le Chat lui dit : « Que viens-fu faire ici? Sais-tu que je pourrais te mettre en pièces d'un coup de griffe? — Je n'en doute pas. Monseigneur le Chat, mais vous ne le voudrez pas faire quand vous saurez que je viens chercher la plante de vie pour sauver ma pauvre maman qui se meurt. Si vous voulez bien me permettre de passer votre fossé, je suis prêt à faire tout ce qu'il vous plaira de me commander. — En vérité? dit le Chat. Écoute : ta figure me plaît ; si tu peux me pêcher tous les poissons qui LE BON PETIT HENRI 93 vivent dans ce fossé; si tu peux, après les avoir pêches, me les faire cuire ou me les saler, je te ferai passer de l'autre côté, foi de Chat. Tu trou- veras ce qu'il te faut ici près sur le sable. Quand tu auras fini, appelle-moi. » Henri fit quelques pas et vit à terre des filets, des lignes, des hameçons. H prit un filet, pensant (jue d'un coup il prendrait beaucoup de poissons, et que cela irait plus vite qu'avec la ligne. Il jeta donc le filet, le retira avec précaution : il n'y avait rien. Désappointé, Henri pensa qu'il s'y était mal pris; il rejeta le filet, tira doucement : rien encore. Henri était patient; il recommença pen- dant dix jours sans attraper un seul poisson. Alors il laissa le filet et jeta la ligne. 11 attendit une heure, deux heures : aucun poisson ne mordit à l'hameçon. Il changea de place jusqu'à ce qu'il eut fait le tour du fossé; il ne prit pas un seul poisson; il continua pendant <|uinze jours. Ne sachant que faire, il pensa à la fV-e Bienfaisante, qui l'abandonnait à la fin de son entreprise, et s'assit tristement en regardant le fossé, lorsque l'eau se mit à bouillonner, et il vit pai'uître la tète d'une GriMiouille. '( Henri, dit la Grenouille, lu m'as sauvé la \ie, je veux te la sauver à mon lonr; si lu n'exécules pas les ordres du ('liât de la montagne, il te cro- quera pour son déjeuner. Tu ne peux pas attraper les poissons, parce que le fossé est si profond (pi'ils se réfugient tous au fond; nuds laisse-moi faire : allume ton feu pour les cuire, prépare tes 94 NOUVEAUX CONTES DE FÉES tonneaux pour les saler, je vais te les apporter tous. » Disant ces mots, la Grenouille s'enfonça dans l'eau; Henri vit l'eau s'agiter et bouillonner comme s'il se livrait un grand combat au fond du fossé. Au bout d'une minute, la Grenouille reparut et sauta sur le bord, oii elle déposa un superbe saumon, qu'elle venait de pêcher avec ses pattes. A peine Henri avait-il eu le temps 4e saisir le sau- mon que la Grenouille reparut avec une carpe; elle continua ainsi pendant soixante jours. Henri cuisait les gros poissons, jetait les petits dans les tonneaux et les salait; enfin, au bout de deux mois, la Grenouille sauta au bord du fossé et dit à Henri : « n ne reste plus un seul poisson dans le fossé, tu peux appeler le Chat de la montagne. » Henri remercia vivement la Grenouille, qui lui tendit sa patte mouillée en signe d'amitié ; Henri la serra amicalement, et la Grenouille disparut. Quand Henri eut rangé pendant quinze jours tous les poissons cuits et tous les tonneaux pleins de poissons salés, il appela le Chat, qui apparut tout de suite. « Voici, Monseigneur, lui dit Henri, tous vos poissons cuits et salés. Veuillez tenir votre promesse et me faire passer à l'autre bord. » Le Chat examina les poissons et les tonneaux, goûta un poisson cuit et un poisson salé, se lécha les lèvres, sourit et dit à Henri : « Tu es un brave sjarçon ; je veux récompenser LE BO:: FjCTT'? HENRI 97 ta patience; il ne sera pas dit que le Chat de la montagne n'ait pas payé tes services. » En disant ces mots, le Chat s'arracha une griffe et la donna à Henri en lui disant : ctue'^:3ment le Chat et courut vers le jardin de la plante de vie, qui n'était plus qu'à cent pas do lui. Il tremblait que quelquo nouvel obstacle ne ictai'dàt sa marche; nuiis il atteignit le treillaj;e du iardin. Jl chercha la porte 98 NOUVEAUX CONTES DE FÉES et la trouva promptement, car le jardin n'était pas grand; mais il y avait une si grande quantité de plantes qui lui étaient inconnues, qu'il lui fut impossible de trouver là plante de vie. Il se souvint heureusement que la fée Bienfai- sante lui avait dit d'appeler le- docteur qui cultivait ce jardin des fées, et il l'appela à haute voix. A peine l'eut-il appelé, qu'il entendit du bruit dans les plantes qui étaient près de lui, et qu'il en vit sortir un petit homme haut comme un balai de cheminée; il tenait un livre sous le bras, avait des lunettes sur son nez crochu et portait un grand manteau noir de Docteur. « Que cherchez-vous, petit? dit le Docteur en se redressant. Et comment avez-vous pu parvenir jusqu'ici? — Monsieur le Docteur, je viens de la part de la fée Bienfaisante vous demander la plante de vie pour guérir ma pauvre maman qui se meurt. — Ceux qui viennent de la part de la fée Bien- faisante, dit le petit docteur en soulevant son chapeau, sont les bienvenus. Venez, petit, je va:- vous donner la plante que vous cherchez. Il s'enfonça dans le jardin botanique, où Hen'^: eut quelque peine à le s'jivre^ parce qu'il disp: raissait entièrement sous les tiges; enhn ils arri vèrent près d'une plante isolée : le petit Docteui tira une petite serpette de sa petite poche, e-: coupa une tige et la donna à Henri en lui disant : (f Voici, faites-en l'usage que vous a prescrit !:; fée; mais ne la laissez pas sortir de vos mains, cai X ■-'TrT^siirf::^. LE BON PETIT HENRI 101 si VOUS la posez n'importe oi^i, elle vous échappera sans que vous puissiez jamais la ravoir. Henri voulut le remercier, mais le petit homme avait déjà disparu au milieu de ses herbes médici- nales, et Henri se trouva seul. <( Comment ferai-je maintenant pour arriver vite a la maison? Si en descendant je rencontré les mêmes obstacles qu'en montant, je risque de perdre ma plante, ma chère plante qui doit rendre la vie à ma pauvre maman. » H se ressouvint heureusement du bâton cjue lui avait donné le Loup. « Voyons, dit-il, s'il a vraiment le pouvoir de me transporter dans ma maison. » En disant ces mots, il se mit à cheval sur le bâton en souhaitant d'être chez lui. Au même mo- ment il se sentit enlever dans les airs, qu'il fendit avec la rapidité de l'éclair, et il se trouva près du lit de sa maman. Il se précipita sur elle et l'embrassa tendrement, mais elle ne l'entendait pas ; Henri ne perdit pas (le temj)s, il pressa la plante de vie sur les lèvres de sa maman, qui au même instant ouvrit les yeux et jeta ses bras autour du cou de Henri en s'écriant : « Mon enfant, mon cher Henri, j'ai été bien ma- lade, mais je me sens bien à présent; j'ai faim. ) IHiis le regardant avec étonnement : « Comme tu es grandi, mon cher enfant! Qu'est- ce donc? Comment as-tu pu grandir ainsi en (pielques jours? » C'est que Henri était véritablement grandi de 102 NOUVEAUX CONTES DE FÉES toute la tète, car il y avait deux ans sept mois et six jours qu'il était parti. Henri avait près de dix ans. Avant qu'il eût le temps de répondre, la fe- nêtre s'ouvrit et la fée Bienfaisante parut. Elle embrassa Henri, et, s'approchant du lit de la maman, lui raconta tout ce que le petit Henri avait fait pour la sauver, les dangers qu'il avait courus, les fatigues qu'il avait endurées, le courage, la patience, la bonté qu'il avait montrés. Henri rou- gissait de s'entendre louer ainsi par la fée : la ma- man serrait son petit Henri contre son cœur et ne se lassait pas de l'embrasser. Après les premiers moments de bonheur et d'effusion, la fée dit : « Maintenant, Henri, tu peux faire usage des présents du petit Vieillard et du Géant de la montagne. » Henri tira sa tabatière et l'ouvrit; aussitôt il en sortit une si grande foule de petits ouvriers, pas plus grands qu'une abeille, que la chambre en fut remplie; ils se mirent à travailler avec une telle adresse et une telle promptitude, qu'en un quart d'heure ils bâtirent et meublèrent une jolie maison qui se trouva au milieu d'un grand jardin, adossée à un bois et à une belle prairie. « Tout cela est à toi, mon brave Henri, dit la fée. Le chardon du Géant te procurera ce qui te manque, le bâton du Loup te transportera où tu voudras, et la griffe du Chat te conservera la santé et la jeunesse, ainsi qu'à ta maman. Adieu, Henri, vis heureux et n'oublie pas que la vertu et l'amour filial sont toujours récompensés. » LE BON PETIT HENRI 103 Henri se jeta aux genoux de la fée; elle lui donna sa main à baiser, lui sourit et disparut. La maman de Henri aurait bien voulu se lever pour voir et admirer sa nouvelle maison, son jar- din, son bois et sa prairie, mais elle n'avait pas de robe ; pendant sa maladie elle avait fait vendre par Henri tout ce qu'elle possédait, pour que Henri ne manquât pas de pain. (( Hélas! mon enfant, je ne puis me lever, dit- elle : je n'ai ni jupons, ni robes, ni souliers. — Vous allez avoir tout cela, chère maman », s'écria Henri. Et tirant son chardon de sa poche, il le sentit en désirant des robes, du linge, des chaussures pour sa maman, pour lui-même, et du liii^o pour la maison. Au même instant, les armoires se trouvèrent pleines de linge, la maman se trouva habillée d'une bonne robe de mérinos, et Henri d'un vête- ment complet de drap bleu; il avait de bons sou- liers, ainsi que sa maman. Tous deux poussèrent un cri de joie ; la maman sauta de son lit pour parcourir avec Henri toute la maison ; rien n'y manquait, partout des meubles confortables et simples; la cuisine était garnie de casseroles et de marmites; mais il n'y avait rien dedans Henri sentit son chardon en désirant avoir un bon dîner tout servi. Une table servie et couverte d'une bonne soup(v. bien fumante, d'un bon gigot, d'un poulet mti, d'un*' bonne salade, .se plaça immédiatement (levant eux; ils se mirent à table et mangèrent 104 NOUVEAUX CONTES DE FEES avec l'appétit de gens qui n'avaient pas mangé depuis près de trois ans. La soupe fut bien vite avalée; le gigot y passa tout entier, puis le poulet, puis la salade. Quand ils furent rassasiés, la maman, aidée de Henri, ôta le couvert, lava et rangea la vais- selle, nettoya la cuisine. Puis ils firent les lits avec les draps qu'ils trouvèrent dans les armoires, et se couchèrent en remerciant Dieu et la fée Bienfaisante. La maman y ajouta un remercîment sincère pour son fils Henri. Ils vécurent ainsi très heureux, sans jamais manquer de rien, grâce au chardon, sans souffrir ni vieillir, grâce à la griffe, et sans jamais se servir du bâton, car ils étaient heureux dans leur maison et ils ne désiraient pas se transporter ailleurs. Henri se borna à demander à son chardon deux belles vaches, deux bons chevaux et les choses nécessaires à la vie de chaque jour, mais sans jamais demander du superflu, soit en vêtements, soit en nourriture : aussi conserva-t-il son chardon tant qu'il vécut. On ne sait pas s'il vécut longtemps ainsi que sa maman; on croit que la reine des fées les rendit immortels et les transporta dans son palais, où ils sont encore. HISTOIRE DE LA PRINCESSE ROSETTE I jPh.^B'4 ^ LA FERME Il y avait un roi et une reine qui avaient trois filles; ils aimaient beaucoup les deux aînées, qui s'appelaient Oranginc et Roussette, et qui étaient jumelles; e^les étaient belles et spirituelles; mais pas bonnes : elles ressemblaient en cela au roi ei à la reine. La plus jeune des princesses, qui avaii trois ans de moins (jue ses sœurs, s'appelait Ro- sette; elle était aussi jolie qu'aimable, aussi bonne que belle; elle avait pour marraine la fée Puissante, ce qui donnait de la jalousie à Orangine ei à Hous- sette, lesquelles n'avaient pas eu de fées pour marraines. Quehjues jours après la naissance do Roseile, le roi et la reine l'envoyèrent en nourrice à la campagiK^ clic/, mije bonne fermière; elle y vécut très heureusi! pendant quinze années, saiîs (pie le roi et la reine vinssent la voir une seule fois. 108 NOUVEAUX CONTES DE FÉES Ils envoyaient tous les ans à la fermière une petite somme d'argent, pour payer la dépense de Rosette, faisaient demander de ses nouvelles, mais ne la faisaient jamais venir chez eux et ne s'occupaient pas du tout de son éducation. Rosette eût été mal élevée et ignorante, si sa bonne marraine la fée Puissante ne lui avait envoyé des maîtres et ne lui avait fourni tout ce qui lui était nécessaire. C'est ainsi que Rosette apprit à lire, à écrire, à compter, à travailler; c'est ainsi qu'elle devint très habile musicienne, qu'elle sut dessiner et parler plusieurs langues étrangères. Rosette était la plus jolie, la plus belle, la plus aimable et la plus excellente princesse du monde entier. Jamais Rosette n'avait désobéi à sa nourrice et à sa marraine. Aussi jamais elle n'était grondée; elle ne regrettait pas son père et sa mère, qu'elle ne connaissait pas, et elle ne désirait pas vivre ailleurs que dans la ferme où elle avait été élevée. Un jour qu'elle était assise sur un banc devant la maison, elle vit arriver un homme en habit et cha- peau galonnés, qui, s'approchant d'elle, lui de- manda s'il pouvait parler à la princesse Rosette. (( Oui, sans doute, répondit Rosette, car c'est moi qui suis la princesse Rosette. — Alors, princesse, reprit l'homme en ôtant son chapeau, veuillez recevoir cette lettre que le roi votre père m'a chargé de vous remettre. » Rosette prit la lettre, l'ouvrit et lut ce (|ui suit ; A peine la reine eut-elle achevé ces mots, que la fée Puissante parut, l'air menaçant et irrité. ; elle la lui dit franchement. « Quand donc, chère Rosette, me permettrez- vous de vous demander à votre père? Dans mon 132 NOUVEAUX CONTES DE FÉES rovaume, tout le monde vous aimera, et moi plus que tous les autres. — Demain, cher prince, je vous transmettrai la réponse de ma marraine, que j'interrogerai à ce sujet. « On alla diner; Charmant se plaça près de Ro- sette, qui causa de la manière la plus agréable. Après dîner, le roi donna des ordres pour que le bal commençât. Orangine et Roussette, qui pre- naient des* leçons de danse depuis dix ans, dan- sèrent très bien, mais sans grâce; elles savaient que Rosette n'avait jamais eu occasion de danser, de sorte qu'elles annoncèrent d'un air moqueur que c'était au tour de Rosette. La modeste Rosette s'en défendit vivement, parce qu'il lui répugnait de se montrer en public et d'attirer les regards; mais plus elle se défendait et plus les envieuses sœurs insistaient, espérant qu'elle allait enfin avoir l'humiliation d'un échec. La reine mit fin au débat, en commandant impérieusement à Rosette d'exé- cuter la danse de ses sœurs. Rosette se mit en devoir d'obéir à la reine; Charmant, voyant son embarras, lui dit : ^ f. HISTOIRE DE ROSETTE 135 plus légère; chacun les regardait avec une admi- ration croissante. C'était tellement supérieur à la danse d'Orangine et de Roussette, que celles-ci, ne pouvant plus contenir leur fureur, voulurent s'élan- cer sur Rosette pour la souftleter et lui arracher ses diamants; le roi et la reine, qui ne les per- daient pas de vue et qui devinèrent leurs inten- tions, les arrêtèrent et leur dirent à l'oreille : (c Prenez garde à la fée Puissante ; patience, de- main sera le dernier jour. » Quand la danse fut terminée, les applaudisse- ments éclatèrent de toute part, et chacun demanda avec instance à Rosette et Charmant de recom- mencer. Comme ils n'étaient pas fatigués, ils ne voulurent pas se faire prier, et exécutèrent une danse nouvelle plus gracieuse et plus légère encore que la précédente. Pour le coup, Orangine et Roussette n'y tinrent plus; la colère les suffo- quait; elles s'évanouirent; on les emporta sans connaissance. Leurs visages étaient tellement en- laidis par la colère et l'envie, qu'elles n'étaient plus jolies du tout; personne ne les plaignait, parce que tout le monde voyait leur jalousie et leur mé- chanceté. Les applaudissements et l'enthousiasme pour Rosette devinrent si bruyants, (|ue pour s'y soustraire elle se réfugia dans le jardin, où Char- mant la suivil; ils se promenèrent le reste de la soirée et s'entretinrent de leurs projets d'avenir, si la fée Puissante j)ermettait à Piosette d'unir sa vie à celle de Charmant. Les diamants de Rosette bril- laient d'un tel éclat que les allées où ils mar- 136 NOUVEAUX CONTES DE FÉES chaient, lesDosquets oîiils s'asseyaient, semblaient éclairés par mille étoiles. Il fallut enfin se séparer. « A demain! dit Charmant; j'espère demain pou- voir dire : A toujours ! » Rosette monta dans sa chambre ; quand elle fut déshabillée, sa riche parure alla se ranger dans un coffre plus beau que les précédents : il était en ivoire sculpté, garni de clous en turquoises. Quand Rosette fut déshabillée et couchée, elle éteignit sa bougie et dit à mi-voix : « Ma chère, ma bonne marraine, ([ue dois-je répondre demain au roi Charmant? Dictez ma réponse, chère marraine ; quoi que vous m'ordon- niez, je vous obéirai. — Dites oui, ma chère Rosette, répondit la voix douce de la fée ; c'est moi qui ai arrangé ce mariage ; c'est pour vous faire connaître le roi Charmant que j'ai forcé votre père à vous faire assister à ces fêtes. » Rosette remercia la bpnne fée, et s'endormit après avoir senti sur ses deux joues le baiser ma- ternel de sa protectrice. V TROISIÈME ET DERNIÈRE JOURNÉE Pendant que Piosette dormait paisiblement, le roi, la reine, Orangine et Roussette rugissaient de HISTOIRE DE ROSETTE 137 colère, se querellaient, s'accusaient réciproquement des succès de Rosette et de leur propre humi- liation. Un dernier espoir leur restait. Le lende- main, devait avoir lieu une course en chars. Chaque char, attelé de deux chevaux, devait être conduit par une dame. On résolut de donner à Rosette un char très élevé et versant, attelé de deux jeunes chevaux fousueux et non dressés. « Le roi Charmant n'aura pas, dit la reine, un char et dos chevaux de rechange comme le cheval de selle de ce matin : il lui était facile de prendre un des siens ; mais il ne pourra pas trouver un char tout attelé. »' La consolante pensée que Rosette pouvait être tuée ou grièvement blessée et défigurée le lende- main, ramena la paix entre ces quatre méchantes personnes; elles allèrent se coucher, l'èvant aux meilleurs moyens de se débarrasser de Rosette, si la course en chars ne suffisait pas. Orangine et Roussette dormirent peu, de sorte qu'elles étaient encore plus laides et plus défaites c|ue la veille. Rosette, qui avait la conscience Irancjuille et \o cœur content, reposa paisiblement toute la nuit; elle avail éU' laliguée de sa joui'née et elle dormit liird dans la iiudinée. (Juand ell(^ s'éveilla, ell<^ avait à peine le temps de l'aire sa toilette. La grosse fille de basse-cour lui apporta sa tasse de lait et son morceau de |)aii bis. C'étaient les ordres de la reine, cpii voulait (ju'elle fût (lailée coimne une servante, lloselto 138 NOUVEAUX CONTES DE FÉES n'était pas difficilo; elle mangea son pain grossier et son lait avec appétit, et commença sa toilette. Le coffre d'ivoire avait disparu; elle mit, comme les jours précédents, sa robe de torchon, son aile de poule et les accessoires, et alla se regarder dans la glace. Elle avait un costume d'amazone en satin paille brodé devant et au bas de saphirs et d'émeraudes. Sa toque était en velours blanc, ornée de plumes de mille couleurs empruntées aux oiseaux, les plus rares et rattachées par un saphir gros comme un œuf. Elle avait au cou une chaîne de montre en saphirs admirables, au bout de laquelle était une montre dont le cadran était une opale, le dessus un seul saphir taillé, et le verre un diamant. Cette montre allait toujours, ne se dérangeait jamais et n'avait jamais besoin d'être remontée. Rosette entendit frapper à sa porte et suivit le page. En entrant dans le salon, elle aperçut le roi Charmant, qui l'attendait avec une vive impatience; il se précipita au-devant de Rosette, lui offrit son bras et dit avec empressement : « Eh bien, chère princesse, que vous a dit la fée? Quelle réponse me donnerez-vous? — Celle que me dictait mon cœur, cher prince ; je vous consacrerai ma vie comme vous me donnez la vôtre. — Merci, cent fois merci, chère, charmante Ro- sette. Quand puis-je vous demander à votre père? — Au retour de la course aux chars, cher prince. HISTOIRE DE ROSETTE 139 — Me permettrez-vous d'ajouter à ma demande celle de conclure notre mariage aujourd'hui même? car j'ai hâte de vous soustraire à la tyrannie de votre famille, et de vous emmener dans mon royaume. » Rosette hésitait ; la voix de la fée dit à son oreille : « Acceptez » . La même voix dit à l'oreille de Charmant : « Pressez le mariage, prince, et parlez au roi sans retard. La vie de Rosette est menacée, et je ne pourrai pas veiller sur elle pen- dant huit jours à partir de ce soir au coucher du soleil. » Charmant tressaillit et dit à Rosette ce qu'il ve- nait d'entendre. Rosette répondit que c'était un avertissement qu'il ne fallait pas négliger, car il venait certainement de la fée Puissante. Elle alla saluer le roi, la reine, ses sœurs; au- cun ne lui parla ni ne la regarda. Elle fut immé- diatement entoui'éo d'une foule de princes et de rois <|iii tous se proposaient do la demander en mariage le soir même; mais aucun n'osa lui en parler, à cause de Chai'inant cpii ne la quittait pas. Après le repas, on descendit pour prendre les chars; les hommes devaient monter à cheval, e'. les femmes conduire les chars. Du amena pour Rosette celui désigné |)ar la reine. Charmant saisit Rosette au moment où elle sautait dans le chai- et la déposa à terre. « Vous ne monterez j)as(lans ce char, princesse; regardez les chevaux. » 140 NOUVEAUX CONTES DE FÉES • Rosette vit alors que chacun des chevaux était contenu par quatre hommes et qu'ils piaffaient et sautaient avec fureur. Au même instant, un joli petit jockey, vêtu d'une veste de satin paille avec des nœuds bleus, cria d'une voix argentine : <( L'équipage de la princesse Rosette. » Et on vit approcher un petit char de perles et de nacre, attelé de deux magnifiques chevaux blancs, dont les harnais étaient en velours paille orné de saphirs. Charmant ne savait s'il devait laisser Rosette monter dans un char inconnu ; il craignait encore quelque scélératesse du roi et de la reine. La voix de la fée dit à son oreille : « Laissez monter Rosette ; ce char et ces che- vaux sont un présent de moi. Suivez-la partout où la mènera son équipage. La journée s'avance, je n'ai que quelques heures à donner à Rosette; il faut qu'elle soit dans votre royaume avant ce soir. » Charmant aida Rosette à monter dans le char et sauta sur son cheval. Tous les chars partirent; celui de Rosette partit aussi : Charmant ne le quittait pas d'un pas. Au bout de quelques instants, deux chars montés par des femmes voilées cher- chèrent à devancer celui de Rosette; l'un d'eux se précipita avec une telle force contre celui de Rosette qu'il l'eût inévitablement mis en pièces, si ce char n'eût pas été fabriqué par les fées : ce fut donc le char lourd et massif qui fut brisé; la femme voilée HISTOIRE DE ROSETTE l-^.S fut lancée sur des pierres, où elle resta étendue sans mouvement. Pendant que Rosette, qui avait reconnu Urangine, cherchait à arrêter ses chevaux, l'autre char s'élança sur celui de Rosette et l'accrocha avec la même violence que le premier ; il éprouva aussi le même sort : il fut brisé, et la femme voilée lancée sur des pierres qui semblèrent se placer là pour la recevoir. Rosette reconnut Roussette; elle allait descen- dre, lorsque Charmant l'en empêcha en disant : « Ecoutez, Rosette. — Marchez, dit la voix: ; le roi accourt avec une troujK} nombreuse pour vous tuer tous les deux ; le soleil sr couche dans peu d'heures; je n'ai ([ne ir^ temps de vous sauver. Laissez aller mes chevaux, abandonnez le vôtre, roi Charmant. » Charmant sauta dans le char, près de Roselle, (pii était plus morte que vive; les chevaux, parti- rent avec une vitesse telle qu'ils faisaient plus d( vingt lieues à l'heure. Pendant longtemps ils se virent |)oui'siiivis par le roi, suivi d'une troupe nomhi'cuse dhonunes armés, mais qui ne pui'cnt lutter contre des chevaux fées; le char volait tou- jonrs avec rapidité; les chevaux icdonblaient telle- ment de vitesse (ju'ils finirent par faire cent lieues à l'heure. Ils coururent ainsi pendant six heures, au bout desquelles ils s'arrêtèrent au pied de l'es- calier du roi Char»"iant. Tout le palais éiail illiuiiiiic; loiilc la cour, eu habits de fête, attendait le roi nii bas du perron. Le roi cl iiosottc, surpi'is, ne sa\aicnt coumicnt 144 NOUVEAUX CONTES DE FÉES s'expliquer cette réception inattendue. A peine Charmant eut-il aidé Rosette à descendre du char, qu'ils virent devant eux la fée Puissante, qui lui dit : « Soyez les bienvenus dans vos Etats. Roi Char- mant, suivez-moi ; tout est préparé pour votre mariage. Menez Rosette dans son appartement, pour qu'elle change de toilette, pendant que je vous expliquerai ce que vous ne pouvez comprendre dans les événements de cette journée. J'ai encore une heure à moi. » La fée et Charmant menèrent Rosette dans un appartement orné et meublé avec le goût le plus exquis; elle y trouva des femmes pour la servir. « Je viendrai vous chercher dans peu, chère Rosette, dit la fée, car mes instants sont comp- tés. » Elle sortit avec Charmant et lui a|l : « La haine du roi et de la reine contre Rosette était devenue si violente, qu'ils étaient résolus à braver ma vengeance et à se défaire de Rosette. Voyant que leur ruse de la course en chars n'avait pas réussi, puisque j'ai substitué mes chevaux à ceux qui devaient tuer Rosette, ils résolurent d'employer la force. Le roi s'entoura d'une troupe de brigands ({ui lui jurèrent tous une aveugle obéissance; ils coururent sur vos traces, et comme le roi voyait votre amour pour Rosette et qu'il prévoyait que vous la défendriez jusqu'à la mort, il résolut de vous sacrifier aussi à sa haine. Oran- gine et Roussette, qui ignoraient ce dernier projet HISTOIRE DE ROSETTE 145 du roi, tentèrent de faire mourir Rosette par le moyen que vous avez vu, en brisant son char, petit et léger, avec les leurs, pesants et massifs. Je viens de les punir tous comme ils le méri- tent. « Orangine et Roussette ont eu la figure telle- ment meurtriio par les pierres, qu'elles sont deve- nues affreuses; je les ai fait revenir de leur éva- nouissement, j'ai guéri leurs blessures, mais en laissant les hideuses cicatrices qui les détigurent; j'ai changé leurs riches costumes en ceux de pau- vres paysannes, et je les ai mariées sur-le-champ avec deux palefreniers brutaux qui ont mission de les battre et maltraiter jusqu'à ce que leur cœur soit changé, ce qui n'arrivera sans doute jamais. « Quant au l'oi et à la reine, je les ai métamor- phosés en bétes de sonunc^, et je lésai donnés à des maîtres méchants et exigeants qui leur feront expier leur scélératesse à l'égard de Rosette. De plus ils sont tous (juatre transportés dans votre royaume, et condamnés à entendre sans cesse louer Rosette et son époux. « 11 me reste une l'ecommandation à vous faire, cIkm* prince; cachez à Rosette la punition que j'ai dû intliger à ses parents et à ses sœurs. Elle est si bonne que son bonheur en serait troublé, et je ne veux ni ne dois faire grâce à des méchants dont le ca;ur est vicieux et incorrigible. » (!h:ii'ni;itit irmci'ci;! Nixcnictil la fée, et lui pro- mit le seo't't. Ils allèrent cliei'cher Rosette, (jui 146 , NOUVEAUX CONTES DE FÉES était revêtuede la robe de noce préparée par la fée. C'était un tissu de gaze d'or brillante, brodée de plusieurs guirlandes de fleurs et d'oiseaux en pier- reries de toutes couleurs, d'une admirable beauté. Les pierreries qui formaient les oiseaux étaient disposées de manière à produire, au moindre mou- vement que faisait Rosette, un gazouillement plus doux que la musique la plus mélodieuse. Rosette était coiffée d'une couronne de fleurs en pierreries plus belles encore que celles de la robe ; son cou et ses bras étaient entourés d'escarboucles qui brillaient comme des soleils. Charmant resta ébloui de la beauté de Rosette. La fée le tira de son extase en lui disant : '( Vite, vite, marchons; je n'ai plus qu'une demi-heure, après laquelle je dois me rendre près de la reine des fées, oii je perds toute ma puissance pendant huit jours. Nous sommes toutes soumises à cette loi dont rien ne peut .nous af- franchir. )) Charmant présenta la main à Rosette; la fée les précédait; ils marchèrent vers la chapelle, qui était splendidement éclairée ; Charmant et Rosette reçu- rent la bénédiction nuptiale. En rentrant dans les salons, ils s'aperçurent que la fée avait disparu; comme ils étaient sûrs de la revoir dans huit jours, ils ne s'en affligèrent pas. Le roi présenta la nouvelle reine à toute sa cour; tout le monde la trouva aussi charmante, aussi bonne que le roi, et chacun se sentit di'>posé à l'aimer comme un aimait le roi. HISTOIRE DE ROSETTE 147 Par une attention très aimable, la fée avait transporté dans le royaume de Charmant la ferme où avait été élevée Rosette, et tous ses habitants. Cette ferme se trouva placée au bout du parc, de sorte que Rosette pouvait tous les jours, en s<' promenant, aller voir sa nourrice. La fée avait eu soin aussi de transporter dans le palais de Rosette les coffres qui contenaient les riches toilettes des fêtes auxquelles Rosette avait assisté. Rosette et Charmant furent heureux; ils s'ai- mèrent toujours tendrement. Rosette ne connut jamais la terrible punition de son père, de sa mère, de ses sœurs. Quand elle demanda à Charmant comment ses sœurs se trouvaient de leur chute, il lui répondit qu'elles avaient eu le visage écorché, mais qu'elles étaient guéries, mariées, et que la fée avait défendu à Rosette de s'en occuper. Rosette n'en parla donc plus. Quanta Orangine et Roussette, plus elles étaient malheureuses, et plus leur cœur devenait méchant ; aussi restèrent-elles toujours laides et servantes de basse-cou !•. Le roi et la reine, changés en bêtes de somniL', n'eurent d'autre consolation que de se donner des coups de dents, des coups de pied; ils furent obli- gés de mener leurs maîtres aux fêtes qui se donnè- rent pour le mariage de Rosette, et ils manquèrent crever de rage en entendant les éloges qu'on lui prodiguait, et en la voyant passer, belle, radieuse et adorée de Charmant. ils ne devaient revenir à leur forme première 148 NOUVEAUX CONTES DE FÉES que lorsque leur cœur serait changé. On dit que, depuis six mille ans, ils sont toujours bêtes de somme. ^^%d LA PETITE SOURIS GRISE LA MAISONNETTE Il y avait un homme veuf qui s'appelait Prudent et qui vivait avec sa fille. Sa femme était morte peu de jours après la naissance de cette fille, (jui s'appelait Rosali(\ Le père de Rosalie avail de la fortune; il vivait dans une ^rande maison qui était à lui : la maison était entourée d'un vaste jardin où Rosalie allait se [)romener tant cjnelle voulait. Elle était élevée avec tendresse et douceur, mais son père l'avait habituée à une obéissance sans répli(pi('. Il lui défendait d'adresser des questions iiiutili's et d'iiisistci' pour savoir ce qu'il ne vou- lait [)as lui dire. Il était parvenu, à force de soin et de surveillance, à prestjue déraciner en elle un (h'faut malheureusement trop comnuni, la curio- sité. 152 NOUVEAUX CONTES DE FÉES Rosalie ne sortait jamais du parc, qui était en- touré de murs élevés. Jamais elle ne voyait per- sonne que son père; il n'y avait aucun domestique dans la maison; tout semblait s'y faire de soi- même; Rosalie avait toujours ce qu'il lui fallait, soit en vêtements, soit en livres, soit en ouvrages ou en joujoux. Son père l'élevait lui-même, et Rosalie, quoiqu'elle eût près de quinze ans, ne s'ennuyait pas et ne songeait pas qu'elle pouvait vivre autrement et entourée de monde. Il y avait au fond du parc une maisonnette sans fenêtres et qui n'avait qu'une seule porte, toujours fermée. Le père de Rosalie y entrait tous les jours, et en portait toujours sur lui la clef; Rosalie croyait que c'était une cabane pour enfermer les outils du jardin; elle n'avait jamais songé à en parler. Un jour qu'elle cherchait un arrosoir pour ses fleurs, elle dit à son père : « Mon père, donnez-moi, je vous prie, la clef de la maisonnette du jardin. — Que veux-tu faire de cette clef, Rosalie? — J'ai besoin d'un arrosoir; je pense que j'en trouverai un dans cette maisonnette. — Non, Rosalie, il n'y a pas d'arrosoir là de- dans. )) La voix de Prudent était si altérée en pronon- çant ces mots, que Rosalie le regarda et vit avec surprise qu'il était pâle et que la sueur inondait son front. « Qu'avez-vous, mon père? dit Rosalie effrayée. — Rien, ma fille, rien. LA PETITE SOURIS GRISE 153 — C'est la demande de cette clef qui vous a bou- leversé, mon père : qu'y a-t-il donc dans cette mai- son, qui vous cause une telle frayeur? — Rosalie, tu ne sais ce que tu dis : va chercher ton arrosoir dans la serre. — Mais, mon père, qu'y a-t-il dans cette mai- sonnette? — Rien qui puisse t'intéresser, Rosalie. — Mais pourquoi y allez-vous tous les jours sans jamais me permettre de vous accompagner? — Rosalie, tu sais que je n'aime pas les ques- tions, et que la curiosité est un vilain défaut. » Rosalie ne dit plus rien, mais elle resta pensive. Cette maisonnette, à laquelle elle n'avait jamais songé, lui trottait dans la tète. « Que peut-il y avoir là dedans? se disait-elle. Comme mon père a pâli quand j'ai demandé d'v entrer!... Il pensait donc que je courais quelque danger en y allant!... Mais pourquoi lui-même y va-t-il tous les jours?... C'est sans doute pour porter à manger à la hète féroce qui s'y trouve renfermée.... Mais s'il y avait une bète féroce, je l'entendrais rugir ou s'agiter dans sa prison ; ja- mais on n'entend aucun bruit dans cette cabane; ce n'est donc pas une bète! D'ailleurs elle dévorerait mon père quand il y va,... à moins qu'elle ne soit attachée.... Ahiis si elle est attachée, il n'y a pas de danger pour moi non plus. Qu'est-ce que cela peut être?... Un prisonnier !... Mais mon père est bon; il ne voudrait pas priver d'air et de libei'ti' un in;tl- hcureux innocent!... H faudra absolunienl (pie je 154 NOUVEAUX CONTES DE FÉES découvre ce mystère Comment faire?... Si je pouvais soustraire à mon père cette clef, seulement pour une demi-heure! Peut-être l'oubliera-t-il un jour... » Elle tut tirée de ses réttexions pat- son pt^ie, qui l'appelait d'une voix altérée. « Me voici, mon père; je rentre. » Elle rentra en effet et examina son père, dont le visage pâle et défait indiquait une vive agitation. Plus intriguée encore, elle résolut de feindre la gaieté et l'insouciance pour donner de la sécurité à son père, et arriver ainsi à s'emparer de la clef, à laquelle il ne penserait peut-être pas toujours si Rosalie avait l'air de n'y plus songer elle- même. Ils se mirent à table; Prudent mangea peu, et tut silencieux et triste, malgré ses efforts pour paraître gai. Rosalie montra une telle gaieté, une telle insouciance, que son père finit par retrouver sa tranquillité accoutumée. Rosalie devait avoir quinze ans dans trois se- maines ; son père lui avait promis pour sa fête une agréable surprise. Quelques jours se passèrent; il n'y en avait plus que quinze à attendre. Un matin Prudent dit à Rosalie : « Ma chère enfant, je suis obligé de m'absenter pour une heure. C'est pour tes quinze ans que je dois sortir. Attends-moi dans la maison, et, crois- moi, ma Rosalie, ne te laisse pas aller à la curio- sité. Dans quinze jours tu sauras ce que tu désires tant savoir, car je lis dans ta pensée; je sais ce LA PETITE SOURIS GRISE 155 qui t'occupe. Adieu, ma fille, garde-toi de la cu- riosité. » Prudent embrassa tendrement sa fille et s'éloi- gna comme s'il avait de la répugnance à la quitter. Quand il fut parti, Rosalie courut à la chambre tle son père, et quelle fut sa joie en voyant la clet oubliée sur la table ! Elle la saisit et courut bien vite au bout du parc; arrivée à la maisonnette, elle se souvint des paroles de son père : Garde-toi de la curiosité; elle hésita et fut sur le point de reporter la cl(>l sans avoir regardé dans la maisonnette, lorsqu'elle entendit sortir un léger gémissement ; elle colla son oreille contre la porte et entendit une toute petite voix C|ui chantait doucement : Je suis prisonnière, Et seule sur la terre. Bientôt je dois mourir. D'ici jamais sortir. « Plus de doute, se dit-elle; c'est une malheu- reuse créature que mon père tient enfermée. » l^t frappant doucement à la porte, elle dit : « Qui êtes-vous et que puis-je faire pour vous? — Ouvrez-moi, Piosalie; de grâce, ouvrez-moi. — Mais pourquoi ètes-vous prisonnière? N'avez- vous pas commis quelque crime? — Hélas! non, Rosalie; c'est un enchanteur qui m(.' retient ici. Sauvez-moi. et je vous témoigue- r;ti ma recoimaissahce en vous racontant ce (jue |e suis. » Rosalie n'hésita plus, sa curiosité l'cnqiorta sur 156 NOUVEAUX CONTES DE FÉES son obéissance; elle mit la clef dans la serrure; mais sa main .tremblait et elle ne pouvait ouvrir; elle allait y renoncer, lorsque la petite voix con- tinua : as bien à craindre, et je trouverai bien moyen de me débari'asser de vous. — C'est ce que nous verrons, ma mie; \v. m'at- tache à vos pas partout où vous irez. >» 1 1 160 NOUVEAUX CONTES DE FÉES Rosalie courut du côté de la maison; chaque fois qu'elle se retournait, elle voyait la Souris q.ii galopait après elle en riant d'un air moqueur. Arrivée dans la maison, elle voulut écraser la Souris dans la porte, mais la porte resta ouverte malgré les efforts de Rosalie, tandis que la Souris restait sur le seuil. « Attends, méchante bête ! » s'écria Rosalie, hors d'elle de colère et d'effroi. Elle saisit un balai et allait en donner un coup violent sur la Souris, lorsque le balai devint flam- boyant et lui brûla les mains; elle le jeta vite à terre et le poussa du pied dans la cheminée pour que le plancher ne prît pas feu. Alors, saisissant un chaudron qui bouillait au feu, elle le jeta sur la Souris; mais l'eau bouillante était devenue du bon lait frais ; la Souris se mit à boire en disant : (c Que tu es aimable, Rosalie! non contente de m'avoir délivrée, tu me donnes un excellent dé- jeuner ! » La pauvre Rosalie se mit à pleurer amèrement; elle ne savait que devenir, lorsqu'elle entendit son père qui rentrait. (c Mon père! dit-elle, mon père! Oh! Souris, par pitié, va-t'en ! que mon père ne te voie pas ! — - Je ne m'en irai pas, mais je veux bien me cacher derrière tes talons, jusqu'à ce que ton père apprenne ta désobéissance. » A peine la Souris était-elle blottie derrière Ro- salie, que l*rudent entra; il regarda Rosalie, dont l'air embarrassé et la pâleur trahissaient l'effroi. LA PETITE SOURIS GRISE 161 « Rosalie, dit Prudent d'une voix tremblante, j'ai oublié la clef de la maisonnette; i'as-tu trou- vée ï — La voici, mon père, dit Rosalie en la lui pré- sentant et devenant très rouge. — Qu'est-ce donc que cette crème renversée? — Mon père, c'est le chat. — Comment, le chat? Le chat a apporté au mi- lieu de la chambre une chaudronnée de lait pour le répandre? — Non, mon père, c'est moi qui, en le portant, l'ai renversé. » Rosalie parlait bien bas et n'osait pas regarder son père. « Prends le balai, Rosalie, pour enlever cette crème. — Il n'y a plus de balai, mon père. — Plus de balai ! 11 y en avait un quand je suis sorti. — Je l'ai brûlé, mon père, par mégarde, en — en » Elle s'arrêta. Son père la regarda fixement, jeta un coup d'œil inquiet autour de la chambre, soupira et se dirigea lentement vers la maisonnette du parc. Rosalie tomba sur une chaise en sanglotant; la Souris ne bougeait pas. Peu d'instants après, Pru- dent rentra précipitamment, le visage bouleverse d'effroi. '< Rosalie, malheureuse enfant, qu'as-tn fait? Tu as cédé à ta fatale curiosité, et tu as délivié iioli'e plus cruelle ennemie. 162 NOUVEAUX CONTES DE FÉES — Mon père, pardonnez-moi, pardonnez-moi, s'écria Rosalie en se jetant à ses pieds; j'ignorais le mal que je faisais. — C'est ce qui arrive toujours quand on déso- béit, Rosalie : on croit ne faire qu'un petit mal, et on en fait un très grand à soi et aux autres. — Mais, mon père, qu'est-ce donc que cette Souris qui vous cause une si grande frayeur? Com- ment, si elle a tant de pouvoir, la reteniez-vous prisonnière, et pourquoi ne pouvez-vous pas la renfermer de nouveau? — Cette Souris, ma fille, est une fée méchante et puissante; moi-même je suis le génie Prudent, et puisque tu as délivré mon ennemie, je puis te révéler ce que je devais te cacher jusqu'à l'âge de quinze ans. (c Je suis donc, comme je te le disais, le génie Prudent; ta mère n'était qu'une simple mortelle; mais ses vertus et sa beauté touchèrent la reine des fées aussi bien que le roi des génies, et ils me per- mirent de l'épouser. « Je donnai de grandes fêtes pour mon mariage ; malheureusement j'oubliai d'y convoquer la fée Détestable, qui, déjà irritée de me voir épouser une princesse, après mon refus d'épouser une de ses filles, me jura une haine implacable ainsi qu'à ma femme et à mes enfants. « Je ne m'effrayai pas de ses menaces, parce que j'avais moi-même une puissance presque égale à la sienne, et que j étais foit aimé de la reine des fées. Plusieurs fois j'empêchai par mes enchante- LA PET"ÎTE souris GRISE 163 ments l'effet de la haine de Détestable. Mais, peu d'heures après ta naissance, ta mère ressentit des douleurs très vives, que je ne pus calmer ; je m'ab- sentai un instant pour invoquer le secours de la reine des fées. Quand je revins, ta mère n'existait plus : la méchante fée avait profité de mon absence pour la faire mourir, et elle allait te douer de tous les vices et de tous les maux possibles; heureuse- ment que mon retour paralysa sa méchanceté. Je l'arrêtai au moment où elle venait de te douer d'une curiosité qui devait faire ton malheur et te mettre à quinze ans sous son entière dépendance. Par mon pouvoir uni à celui de la reine des fées, \e contre-balançai cette fatale influence, et nous décidâmes que tu ne tomberais à quinze ans en son pouvoir que si tu succombais trois fois à ta curiosité dans des circonstances graves. En même temps la reine des fées, pour punir Détestable, la changea en souris, l'enferma dans la maisonnette que tu as vue, et déclara qu'elle ne pourrait pas en sortir, Rosalie, à moins que tu ne lui en ouvrisses volontairement la porte; qu'elle ne pourrait re- prendre sa première forme de fée que si tu suc- combais trois fois à ta curiosité avant 1 âge de (juinze ans; enfin, que si tu résistais au moins une fois à ce funeste penchant, tu serais à jamais affranchie, ainsi que moi, du pouvoir de Détestable, .le n'obtins toutes ces faveurs qu'à grand'peine, llosalio, et en promettant que je partagerais ton sort et que je deviendrais comme toi l'esclave de Détestable si tu te laissais aller trois fois à ta 164 NOUVEAUX CONTES DE FÉES curiosité. Je me promis de t'élever de manière à détruire en toi ce fatal défaut, qui pouvait causer tant de malheurs. <( C'est pour cela que je t'enfermai dans cette enceinte ; que je ne te permis jamais de voir aucun de tes semblables, pas même de domestiques. Je te procurais par mon pouvoir tout ce que tu pouvais désirer, et déjà je m'applaudissais d'avoir si bien réussi ; dans trois semaines tu devais avoir quinze ans, et te trouver à jamais délivrée du joug odieux de Détestable, lorsque tu me demandas cette clef à laquelle tu semblais n'avoir jamais pensé. Je ne pus te cacher l'impression douloureuse que fit sur moi cette demande ; mon trouble excita ta curiosité; malgré ta gaieté, ton insouciance factice, je pénétrai dans ta pensée, et juge de ma douleur quand la reme des fées m'ordonna de te rendre la tentation possible et la résistance méri- toire, en laissant ma clef à ta portée au moins une fois! Je dus la laisser, cette clef fatale, et te faci- liter, par mon absencfe, les moyens de succomber; imagine, Rosalie, ce que je souffris pendant l'heure que je dus te laisser seule, et quand je vis à mon retour ton embarras et ta rougeur, qui ne m'indi- quaient que trop que tu n'avais pas eu le courage de résister. Je devais tout te cacher et ne t'instruir. de ta naissance et des dangers que tu avais courus que le jour où tu aurais qumze ans, sous peine de te voir tomber au pouvoir de Détestable. « Et maintenant, Rosalie, tout n'est pas perdu; tu peux encore racheter ta faute en résistant pen- LA PETITE SOURIS GRISE 165 dant quinze jours à ton funeste penchant. Tu de- vais être unie à quinze ans à un charmant prince de nos parents, le prince Gracieux ; cette union est encore possible. (c Ah! Rosalie, ma chère enfant; par pitié pour toi, si ce n'est pas pour moi, aie du courage et résiste. » Rosalie était restée aux genoux de son père, le visage caché dans ses mains et pleurant amère- ment; à ces dernières paroles, elle reprit un peu de courage, ot, l'embrassant tendrement, elle lui blottir effaré près du buisson où dormait Rosalie. La meute et les chasseurs s'élancèrent après le cerf; mais tout d'un coup les chiens cessèrent d'aboyer et se groupèrent silencieux autour de Rosalie. Le prince descendit de cheval pour remettre les chiens en chasse. Quelle ne fut pas sa surprise en apercevant une belle jeune fille qui dormait paisiblement dans cette forêt! 11 regarda autour d'elle et ne vit personne; elle était seule, abandonnée. En l'examinant de plus près, il vit la trace des larmes qu'elle avait répandues et qui s'échappaient encore de ses yeux fermés. Rosalie était vêtue simplement, mais d'une étoffe de soie qui dénotait plus que de l'aisance; ses jolies mains blanches, ses ongles roses, ses beaux cheveux châtains, soigneusement relevés par un peigne d'or, sa chaussure élégante, un collier de perles fines, indiquaient un rang élevé. Elle ne s'éveillait pas, malgré le piétinement S^IIÎ/'-Tr '/,WOf> >-^^ "■"'"'""• ■'"-"■■■ "■"'"■•' I..,,,,,,. „,ii,.. . ,|.„5, ,5; , LA PETITE SOURIS GRISE 171 des chevaux., des aboiements des chiens, le tumulte d'une nombreuse réunion d'hommes. Le prince, stupéfait, ne se lassait pas de regarder Rosalie; aucune des personnes de la cour ne la connaissait. Inquiet de ce sommeil obstiné, Gracieux lui prit doucement la main : Rosalie dormait toujours ; le prince secoua légèrement cette main, mais sans pouvoir l'éveiller. manteau. A ce moment, Rosalie sembla rêver; elle sourit, et nmrmura à mi-voix : « Mon père, mon père!... sauvé à jamais!... la 172 NQUVEAUX CONTES DE FÉES reine des fées,... le prince Gracieux,... je le vois,... qu'il est beau ! » Le prince, surpris d'entendre prononcer son nom, ne douta plus que Rosalie ne fût une prin- cesse sous le joug de quelque enchantement. Il fit marcher bien doucement les porteurs du brancard, afin que le mouvement n'éveillât pas Rosalie; il se tint tout le temps à ses côtés. On arriva au palais de Gracieux ; il donna des ordres pour qu'on préparât l'appartement de la reine, et, ne voulant pas souffrir que personne touchât à Rosalie, il la porta lui-même jusqu'à sa chambre, oi^i il la déposa sur un lit, en recommandant aux femmes qui devaient la servir de le prévenir aussitôt qu'elle serait ré- veillée. Rosalie dormit jusqu'au lendemain; il faisait grand jour quand elle s'éveilla; elle regarda autour d'elle avec surprise : la méchante Souris n'était pas près d'elle; elle avait disparu. « Serais-je délivrée de cette méchante fée Détes- table? dit Rosalie avec joie; suis-je chez quelque fée plus puissante qu'elle? » Elle alla à la fenêtre; elle vit des hommes d'armes, des officiers parés de brillants uniformes. De plus en plus surprise, elle allait appeler un de ces hommes qu'elle croyait être autant de génies et d'enchanteurs, lorsqu'elle entendit marcher; elle se retourna et vit le prince Gracieux, qui. revêtu d'un élégant et riche costume de chasse, était devant elle, la regardant avec admiration. Rosalie recon- LA PETITE SOURIS GRISE 175 nuf immédiatement le prince de son rêve, et s'écria involontairement : « Le prince Gracieux ! — Vous me connaissez. Madame? dit le prince étonné. Comment, si vous m'avez reconnu, ai-je pu, moi, oublier votre nom et vos traits? — Je ne vous ai vu qu'en rêve, prince, répondit Rosalie en rougissant; quant à mon nom, vous ne pouvez le connaître, puisque moi-même je ne con- nais que depuis hier celui de mon père. — Et quel est-il, Madame, ce nom qui vous a ('té caché si longtemps? >> Rosalie lui raconta alors tout ce qu'elle avait appris de son père; elle lui avoua naïvement sa coupable curiosité et les fatales conséquences qui s'en étaient suivies. « Jugez de ma douleur, prince, quand je dus quitter mon père pour me soustraire aux flammes (jue la méchante fée avait allumées, quand, re- poussée de partout à cause de la Souris grise, je me trouvai exposée à mourir de froid et de faim ! Mais hrientôt un sommeil lourd et plein de rêves s'empara de moi ; j'ignore comment je suis ici et >i c'est chez vous que je me trouve. » Gracieux lui raconta comment il l'avait trouvée endormie dans la forêt, les paroles de son rêve rui'il avait entendues, et il ajouta : « Ce que votre père ne vous a pas dit, Rosalie, c'est que la reine des fées, notre parente, avait décidé que vous seriez ma femme lorsque vous auriez quinze ans; c'est elle sans doute qui m'a 176 NOUVEAUX CONTES DE FEES inspiré le désir d'aller chasser aux flambeaux, afin que je pusse vous trouver dans cette foret où vous étiez perdue. Puisque vous aurez quinze ans dans peu de jours, Rosalie, daignez considérer mon palais comme le vôtre; veuillez d'avance y commander en reine. Bientôt votre père vous sera rendu, et nous pourrons aller faire célébrer notre mariage. » Rosalie remercia vivement son jeune et beau cousin ; elle passa dans sa chambre de toilette, où elle trouva des femmes qui l'attendaient avec un grand choix de robes et de coiffures. Rosalie, qui ne s'était jamais occupée de sa toilette, mit la première robe qu'on lui présenta, qui était en gaze rose garnie de dentelles, et une coiffure en dentelles avec des roses moussues; ses beaux cheveux châtains furent relevés en tresse formant une couronne. Quand elle fut prête, le prince vint la chercher pour la mener déjeuner. Rosalie mangea comme une personne qui n'a pas dîné la veille; après le repas, le prince la mena dans le jardin ; il lui fit voir les serres, qui étaient magnifiques; au bout d'une des serres, il y avait une petite rotonde garnie de fleurs choi- sies; au milieu était une caisse qui semblait con- tenir un arbre, mais une toile cousue l'envelop- pait entièrement; on voyait seulement à travers la toile quelques points briller d'un éclat extraor- dinaire. LA PETITE SOURIS GRISE 177 IV l'arbre de la rotonde Rosalie admira beaucoup toutes les fleurs; elle croyait que le prince allait soulever ou déchirer la toile de cet arbre mystérieux, mais il se dis- posa à quitter la serre sans en avoir parlé à Rosalie. Pas de réponse. Alors la Souris grise, qui n'avait pas de temps à perdre, s'élança sur la cassette et se mit en de- voir d'en ronger le couvercle. (f Monstre , s'écria Rosalie en saisissant la cas- sette et la serrant contre sa poitrine, si tu as le malheur de toucher à cette cassette, je te tords le cou à l'instant ! » La Souris lança à Rosalie un coup d'oeil diabo- lique, mais elle n'osa pas braver sa colère. Pen- dant ([u'elle combinait un moyen d'exciter la curio- sité de Rosalie, une horloge sonna minuit. Au même moment, la Souris poussa un cri lugubre, et d'it à Rosalie : « Rosalie, voici l'heure de ta naissance (]ui a sonné; tu as quinze ans; tu n'as plus rien à craindre de moi ; tu es désormais hors de mon atteinte, ainsi que ton odieux père et ton alfreux prince. Et moi je suis condamnée à garder mon ignoble forme (h; souris, jusqu'à ce que je parvieimo à faire tomber dans mes pièges une jeune llllo 186 NOUVEAUX CONTES DE FÉES belle et bien née comme toi. Adieu, Rosalie; tu peux maintenant ouvrir ta cassette. » Et, en achevant ces mots, la Souris grise dis- parut. Rosalie, se méfiant des paroles de son ennemie, ne voulut pas suivre son dernier conseil, et se résolut à garder la cassette Intacte jusqu'au jour. A peine eut-elle pris cette résolution, qu'un Hibou qui volait au-dessus de Rosalie laissa tomber une pierre sur la cassette, qui se brisa en mille mor- ceaux. Rosalie poussa un cri de terreur; au même moment elle vit devant elle la reine des fées, qui lui dit : « Venez, Rosalie; vous avez enfin triomphé de la cruelle ennemie de votre famille; je vais vous rendre à votre père; mais auparavant buvez et mangez. » Et la fée lui présenta un fruit dont une seule bouchée rassasia et désaltéra Rosalie. Aussitôt un char attelé de deux dragons se trouva près de la fée, qui y monta et y fit monter Rosalie. Rosalie, revenue de sa surprise, remercia vive- ment la fée de sa protection, et lui demanda si elle n'allait pas revoir son père et le prince Gracieux. ia li'istesse; petit à petit le 198 NOUVEAUX CONTES DE FÉES babil et la gaieté de Passerose dissipèrent son chagrin; la soirée n'était pas finie, que Passerose avait convaincu Agnella qu'Ourson ne resterait pas longtemps ours, qu'il trouverait bien vite une peau digne d'un prince; qu'au besoin elle lui donnerait la sienne, si la fée voulait bien le per- mettre. Agnella et Passerose allèrent se coucher et dor- mirent paisiblement. II NAISSANCE ET ENFANCE D'OURSON Trois mois après l'apparition du crapaud et la sinistre prédiction de la fée Rageuse, Agnella mit au jour un garçon, qu'elle nomma Ourson, selon les ordres de la fée Drôlette. ÎSl elle ni Passerose ne purent voir s'il était beau ou laid, car il était si velu, si couvert de longs poils bruns, qu'on ne lui voyait que les yeux et la bouche ; encore ne les voyait-on que lorsqu'il' les ouvrait. Si Agnella n'avait été sa mère; et si Passerose n'avait aimé Agnella comme une sœur, le pauvre Ourson serait mort faute de soins, car il était si affreux que per- sonne n'eût osé le toucher; on l'aurait pris pour un petit ours, et on l'aurait tué à coups de fourche. Mais Agnella était sa mère, et son premier mouve- ment fut de l'embrasser en pleurant. OURSON 199 « Pauvre Ourson, dit-elle, qui pourra t'aimer assez pour te délivrer de ces affreux poils? Ah ! que ne puis-je faire l'échange que permet la fée à celui ou à celle qui t'aimera? Personne ne pourra t'ai- mer plus que je ne t'aime ! » Ourson ne répondit rien, car il dormait. Passerose pleurait aussi pour tenir compagnie à Agnella, mais elle n'avait pas coutume de s'affli- ger longtemps; elle s'essuya les yeux et dit à Agnella : « Chère reine, je suis si certaine que votre fils ne gardera pas longtemps sa vilaine peau d'ours, que je vais l'appeler dès aujourd'hui le prince Merveilleux. — Garde-t'en bien, ma fille, répliqua vivement la reine : tu sais que les fées aiment à être obéies. » Passerose prit l'enfant, l'enveloppa avec les langes qui avaient été préparés, et se baissa pour l'embrasser; elle se piqua les lèvres aux poils d'Ourson et se redressa précipitamment. « Ça ne sera pas moi qui t'embrasserai souvent, mon garçon, murmura-t-elle à mi-voix. Tu piques comme un vrai hérisson! » Ce fut pourtant Passerose qui fut chargée pai' Agnella d'avoir soin du petit Ourson, il n'avait de l'ours que la peau : c'était l'enfant le plus doux, le plus sage, le plus affectueux qu'on pût voir. Aussi Passerose ne tarda-t-ehe pas à l'aimer tendrement. A mesure qu'Ourson grandissait, on lui permet- tait de s'éloigner de la ferme; il ne courait aucun danger, car on le connaissait dans le pays; les 200 NOUVEAUX CONTES DE FÉES enfants se sauvaient à son approche; les femmes le repoussaient; les hommes l'évitaient : on le consi- dérait comme un être maudit. Quelquefois, quand Agnella allait au marché, elle le posait sur son âne, et l'emmenait avec elle. Ces jours-là, elle vendait plus difficilement ses légumes et ses fromages; les mères fuyaient, de crainte qu'Ourson ne les appro- chât de trop près. Agnella pleurait souvent et invoquait vainement la fée Drôlette ; à chaque alouette qui voltigeait près d'elle, l'espoir renais- sait dans son cœur; mais ces alouettes étaient de vraies alouettes, des allouettes à mettre en pâté, et non des alouettes fées. lîï VIOLETTE Cependant Ourson avait déjà huit ans; il était grand et fort; il avait de beaux yeux, une voix douce ; ses poils avaient perdu leur rudesse ; ils étaient devenus doux comme de la soie, de sorte qu'on pouvait l'embrasser sans se piquer, comme avait fait Passerose le jour de sa naissance. Il ai- mait tendrement sa mère, presque aussi tendre- ment Passerose, mais il était souvent triste et souvent seul : il voyait bien l'horreur qu'il inspirait, et il voyait aussi qu'on n'accueillait pas de même les autres enfants. OURSON 201 Un jour, il se promenait dans un beau bois qui touchait presque à la ferme; il avait marché long- temps; accablé de chaleur, il cherchait un endroit frais pour se reposer, lorsqu'il crut voir une petite masse blanche et rose à dix pas de lui. S'appro- chant avec précaution, il vit une petite fille en- dormie : elle paraissait avoir trois ans; elle était jolie comme les amours ; ses boucles blondes cou- vraient en partie un joli cou blanc et potelé; ses petites joues fraîches et arrondies avaient deux fossettes rendues plus visibles par le demi-souriro de ses lèvres roses et entr'ouvertes, qui laissaient voir des dents semblables à des perles. Cette charmante tête était posée sur un joli bi'as que terminait une main non moins jolie; toute latti- tude de cette petite fille était si gracieuse, si char- mante, ({u'Ourson s'arrêta immobile d'admiration. Il contemplait avec autant de surprise que de plaisir cette enfant qui dormait dans cette forêl aussi tranquillement qu'elle eût dormi dans un bon lit. 11 la regarda longtemps; il eut le temps de con- sidérer sa toilette, qui était plus riche, plus élé- gante que toutes celles qu'il avait vues dans la ville voisine. Elle avait une robe en soie blanche brochée d'or; SCS brodequins étaient en satin bleu également brodés en or; ses bas étaient en soie et d'une lincsse extrême. A ses petits bi'as étincelaieiit de magnifiques bi-acelets dont le fei'uioir semblait recouvrir un portrait. In collier de très belles perles entourait son cou. 202 NOUVEAUX CONTES DE FÉES Une alouette, qui se mit à chanter juste au-des- sus de la tête de la petite fille, la réveilla. Elle ouvrit les yeux, regarda autour d'elle, appela sa bonne, et, se voyant seule dans un bois, se mit à pleurer. Ourson était désolé de voir pleurer cette jolie enfant : son embarras était très grand. « Si je me montre, se disait-il, la pauvre petit, va me prendre pour un animal de la forêt; elle aura peur, elle se sauvera et s'égarera davantage encore. Si je la laisse là, elle mourra de frayeur et de faim. » Pendant qu'Ourson rétléchissait, la petite tourna les yeux vers lui, l'aperçut, poussa un cri, chercha à fuir et retomba épouvantée. (c Ne me fuyez pas, chère petite, lui dit Ourson de sa voix douce et triste ; je ne vous ferai pas de mal; bien au contraire, je vous aiderai à retrou- ver votre papa et votre maman. » La petite le regardait toujours, avec de grands yeux effarés, et semblait terrifiée. « Parlez-moi, ma petite, continua Ourson; je ne suis pas un ours, comme vous pourriez le croire, mais un pauvre garçon bien malheureux, car je fais peur à tout le monde, et tout le monde me fuit. » La petite le regardait avec des yeux plus doux; sa frayeur se dissipait; elle semblait indécise. Ourson fit un pas vers elle ; aussitôt la terreur de la petite prit le dessus; elle- poussa un cri aigu et chercha encore à se relever pour fuir. OURSON 205 Ourson s'arrêta; il se mit à pJeurcr à son tour. *( Infortuné que je suis! s'écria-t-il, je ne puis même venir au secours de cette pauvre enfant abandonnée. Mon aspect la remplit deterxeur. Elle préfère l'abandon à ma présence ! j) En disant ces mots, le pauvre Ourson se cou- vrit le visage de ses mains et se jeta à terre en san- glotant. Au bout d'un instant, il sentit une petite main qui cherchait à écarter les siennes ; il leva la tête et vit l'enfant debout devant lui, ses yeux pleins de larmes. Elle caressait les joues velues du pauvre O-.ir- son. (c Pleure pas, petit ours, dit-elle; pleure pas; \ iolette n'a plus peur; plus se sauver. Violette aimer pauvre petit ours; petit ours donner la main à Violette, et si pauvre petit ours pleure encore, Violette embrasser pauvre ours. » Des larmes de bonheur, d'attendrissement, suc- cédèrent chez Ourson aux larmes de désespoir. \ iolette, le voyant pleurer encore, approcha sa jolie petite bouche de la joue velue d'Ourson, et lui donna plusieurs baisers en disant : '( Tu vois, petit ours, Violette pas peur; Vio- lette baiser petit ours; petit ours pas manger Violette. Violette venir avec petit ours. » Si Ourson s'était écouté, il aurait pressé contre son cœur et couvert de baisers celte bonne et charmante enfant, qui faisait violence à sa ter- reur pour calmer le chagrin d'un pauvre être 206 NOUVEAUX CONTES DE FÉES qu'elle voyait malheureux. Mais il craignit de l'épouvanter. (c Elle croira que je veux la dévorer », se dit-il. 11 se borna donc à lui serrer doucement les mains et à les baiser délicatement. Violette le laissait faire et souriait. (c Petit ours content? Petit ours aimer Violette? Pauvre Violette ! Perdue ! » Ourson comprenait bien qu'elle s'appelait Vio- lette; mais il ne comprenait pas du tout comment cette petite fille, si richement vêtue, se trouvait toute seule dans la forêt. « Où demeures-tu, ma chère petite Violette? — Là-bas, là-bas, chez papa et maman. — Comment s'appelle ton papa? — 11 s'appelle le roi, et maman, c'est la reine. » Ourson, de plus en plus surpris, demanda : (C Pourquoi es-tu toute seule dans la forêt? — Violette sait pas. Pauvre Violette montée sur gros chien : gros chien courir vite, vite, long- temps. Violette fatiguée, tombée, dormi. — Et le chien, oii est-il? » Violette se tourna de tous côtés, appela de sa douce petite voix : « Ami ! Ami ! » Aucun chien ne parut. « Ami parti, Violette toute seule. » Ourson prit la main de Violette; elle ne la re- tira pas et sourit. « Veux-tu que j'aille chercher maman, ma chère Violette? OURSON 207 — Violette pas rester seule dans le bois, Vio- lette aller avec petit ours. — Viens alors avec moi, chère petite; je te mè- nerai à maman à moi. » Ourson et Violette marchèrent vers la ferme. Ourson cueillait des h^aises et des cerises pour Violette, qui ne les mangeait qu'après avoir forcé Ourson à en prendre la moitié. Quand Ourson gardait dans sa main la part que Violette lui adju- geait, Violette reprenait les fraises et les cerises, et les mettait elle-même dans la bouche d'Ourson, en disant : >e, Vio- lette? tu n'aurais pas peur! -' li 208 NOUVEAUX CONTES DE FEES Pour toute réponse, Violette se jeta clans ses bras. Ourson l'embrassa tendrement, la serra contre son cœur. « Chère Violette, dit-il, je t'aimerai toujours; je n'oublierai jamais que tu es la seule enfant qui ait bien voulu me parler, me toucher, m'embras- ser. » Ils arrivèrent peu après à la ferme. Agnella et Passerose étaient assises à la porte; elles cau- saient. Lorsqu'elles virent arriver Ourson donnant la main à une jolie petite fille richement vêtue, elles furent si surprises, que ni l'une ni l'autre ne put proférer une parole. (( Chère maman, dit Ourson, voici une bonne et charmante petite fdle que j'ai trouvée endor- mie dans la forêt; elle s'appelle Violette, elle est bien gentille, je vous assure, elle n'a pas peur de moi, elle m'a même embrassé quand elle m'a vu pleurer. — Et pourquoi pleurais-tu, mon pauvre en- fant? dit Âiinella. — Parce que la petite tille avait peur de moi, répondit Ourson d'une voix triste et ti'emblante — — A présent, Violette a plus peur, interrompit vivement la petite. Violette donner la main à Our- son, embrasser pauvre Ourson, faire manger des fraises à Om^son. — Mais (jue veut dire tout cela? dit Passerose. Pourquoi est-ce notre Ourson qui amène cette OURSON 2oy jietite! Pourquoi est-elle seule? Qui est-elle? Ré- ponds donc, Ourson! Je n'y comprends rien, moi. — Je n'en sais pas plus que vous, chère Passe- rose, dit Ourson ; j'ai vu cette pauvre petite en- dormie dans le bois toute seule; elle s'est éveil- lée, elle a pleuré; puis elle m'a vu, elle a crié. Je lui ai parlé, j'ai voulu approcher d'elle, elle a crié encore; j'ai eu du chagrin, beaucoup de chagrin, j'ai pleuré — Tais-toi, tais-toi, pauvre Ourson, s'écria Vio- leUe en lui mettant la main sur la bouche. Vio- lette plus faire pleurer jamais, bien sur. » Et en disant ces mots, V^iolette elle-même avait la voix tremblante et les yeux pleins de larmes. « Bonne petite, dit Agnella en l'embrassant, tu aimeras donc mon pauvre Ourson qui est si mal- heureux? — Oh! oui; Violette aimer beaucoup Ourson. Violette toujours avec Ourson. » Agnella et Passerose eurent i)eau questionner Violette sur ses parents, sur son pays, elles ne purent savoir autre chose que ce que savait Our- son. Son père était roi, sa mère était reine. l'>IIe ne savait j)as comment elle s'était trouvée dans la foret. Agnella n'hésita pas à prendre sous sa garde cette pauvre enfant perdue; elle l'aimait déjà, ù cause de l'afTection que la petite semblait éprou- ver pour Ourson, et aussi à cause du bonheur que l'csscntait Ourson de se voir ainjé, recherché j)ar une créature humaine autre que sa mère et Passerose. 210 NOUVEAUX CONTES DE FÉES C'était rheare du souper etPasserose mit le cou- vert; on prit place à table. Violette demanda à être près d'Ourson; elle était gaie, elle causait, elle riait. Ourson était heureux comme il ne l'a- vait jamais été. Agnella était contente. Passerose sautait de joie de voir une petite compagne de jeu à son cher Ourson. Dans ses transports, elle répandit une jatte de crème, qui ne fut pas perdue pour cela : un chat qui attendait son souper lécha la crème jusqu'à la dernière goutte. Après souper, Violette s'endormit sur sa chaise. (( Où la coucherons-nous? dit Agnella. Je n'ai pas de lit à lui donner. — Donnez-lui le mien, chère maman, dit Our- son; je dormirai aussi bien dans l'étable. » Agnella et Passerose refusèrent, mais Ourson demanda si instamment à faire ce petit sacrifice, qu'elles finirent par l'accepter. Passerose emporta donc Violette endormie, la déshabilla sans l'éveiller et la coucha dans le lit d'Ourson, près de celui d'Agnella. Ourson alla se coucher dans l'étable sur des bottes de foin ; il s'y endormit paisiblement et le cœur content. Passerose vint rejoindre Agnella dans la salle; elle la trouva pensive, la tète appuyée sur sa main. «. A quoi pensez-vous, chère reine? dit Passe- rose; vos yeux sont tristes, votre bouche ne sou- rit plus ! Et moi qui venais vous montrer les bra- celets de la petite! Le médaillon doit s'ouvrir, mais j'ai vainement essayé. Nous y trouverions peut-être un portrait ou un nom. OURSON 211 — Donne, ma fille.... Ces bracelets sont beaux. Ils m'aideront peut-être à retrouver une ressem- blance qui se présente vaguement à mon souve- nir et que je m'efforce en vain de préciser. « Agnella prit les bracelets, les retourna, les pressa de tous côtés pour ouvrir le médaillon; elle ne fut pas plus habile que Passerose. Au moment où, lassée de ses vains efforts, elle remettait les bracelets à Passerose, elle vit dans le milieu de la chambre une femme brillante comme un soleil. Son visage était d'une blancheur éclatante; ses cheveux semblaient être des fils d'or; une couronne d'étoiles resplendissantes or- nait son front; sa taille était moyenne; toute sa personne semblait transparente, tant elle était légère et lumineuse; sa robe flottante était par- semée d'étoiles semblables à celles de son front; son regard était doux ; elle souriait malicieusement, mais avec bonté. <( Madame, dit-elle à la reine, vous voyez en moi la fée Drôlette ; je protège votre fils et la pe- tite princesse (ju'il a ramenée ce matin de la forêt, (lotte princesse vous tient de près : elle est xotic nièce, fille de voire beau-frère Indolent et de votre belle-sœur Nonchal;mte. Votre mari est par- venu, après votre fuite, à tuer Indolent et Non- chalante, qui ne se méfiaient pas de lui et qui passaient leurs journées à dormii-, à manger, à se reposer. Je n'ai pu malheureusement empêcher ce crime, \mvvv (jue j'assistais à la naissance d'un prince dont je [)rotègc les parents, et je me suis 212 NOUVEAUX CONTES DE FÉES oubliée à jouer des tours à une vieille dame d'honneur méchante et guindée, et à un vieux chambellan avare et grondeur, grands amis tous deux de ma sœur Rageuse. Mais je suis arrivée à temps pour sauver la princesse Violette, seule , fille et héritière du roi Indolent et de la reine Nonchalante. Elle jouait dans un jardin; le roi Féroce la cherchait pour la poignarder ; je l'ai fait monter sur le dos de mon chien Ami, qui a reçu l'ordre de la déposer dans le bois où j'ai dirigé les pas du prince votre fils. Cachez à tous deux leur naissance et la vôtre. Ne montrez à Violette ni les bracelets qui renferment les portraits de son père et de sa mère, ni les riches vêtements que j'ai remplacés par d'autres plus conformes à l'existence quelle doit mener à l'avenir. Voici, ajouta la fée, une cassette de pierres précieuses; elle contient le bonheur de Violette; mais vous devez la cacher à tous les yeux et ne l'ouvrir que lorsqu'elle aura été perdue et retrouvée. — J'exécuterai fidèlement vos ordres. Madame, répondit Agnella; mais daignez me dire si mon pauvre Ourson devra conserver longtemps encore sa hideuse enveloppe. — Patience, patience, dit la fée; je veille sur. vous, sur lui, sur Violette. Instruisez Ourson de la faculté que je lui ai donnée de changer de peau avec la personne qui l'aimera assez pour accomplir ce sacrifice. Souvenez-vous que nul ne floit connaître le rang d'Ourson ni de Violette. Passerose a mérité par son dévouement d'être OURSON 215 seule initiée à ce mystère; à elle vous pouvez toujours tout confier. Adieu, reine; comptez sur ma protection ; voici une bague que vous allez passer à votre petit doigt; tant qu'elle y sera, vous ne manquerez de rien. » Et faisant un signe d'adieu avec la main, la fée reprit la forme dune alouette et s'envola à tire- d'aile en chantant. Agnella et l*asserose se regardèrent; Agnelia soupira, Passerose sourit. <( Cachons cette précieuse cassette, chère reine, ainsi que les vêtements de Violette. Je vais aller voir bien vite ce que la fée lui a préparé pour sa toilette de demain. » Elle y courut en effet, ouvrit 1 armoire, et la trouva pleine de vêtements, de linge, de chaussures simples mais commodes. Après avoir tout regarde*, tout compté, tout approuvé, après avoir aidé Agnc^lla à se déshabiller, Passerose alla se coucher et ne tarda pas à s'endormir- IV LE RÊVE Le lendemain, ce fut Ourson qui s't'veilla \c pre- mier, gràcf^ au mugissement de la vache. Il se frotta les yeux, regarda autour de lui, se deman- dant pourquoi il était dans une élable : il se rap- 216 NOUVEAUX CONTES DE FÉES pela les événements de la veille, sauta à bas de son tas de foin et courut bien vite à la fontaine pour se débarbouiller. Pendant qu'il se lavait, Passerose, qui s'était levée de bonne heure comme Ourson, sortit pour traire la vache et laissa la porte de la maison ou- verte. Ourson entra sans faire de bruit, pénétra jusqu'à la chambre de sa mère, qui dormait encore, et entr'ouvrit les rideaux du lit de Violette; elle dormait comme Agnella. Ourson la regardait dormir, et souriait de la voir sourire dans ses rêves. Tout à coup le visage de Violette se contracta; elle poussa un cri, se releva à demi, et, jetant ses petits bras au cou d'Ourson, elle s'écria : « Ourson, bon Ourson, sauver Violette! pauvre Violette dans l'eau! Méchant crapaud tirer Vio- lette! y> Et elle s'éveilla en pleurant, avec tous les sym- ptômes d'une vive frayeur; elle tenait Ourson serré de ses deux petits bras : il avait beau la rassurer, la consoler, l'embrasser, elle criait toujours : aimer un si excellent garçon, qui s'oubliait toujours pour cl h;, qui cherchait constamment ce qui [)()uvait l'anuiser, lui j)lair(', (jui se serait fait tuej- pour sa petite amie? Agnella |)rofita d'un jour où Passerose avait emmené Violette au marché, pour lui raconter l'évé- nement fâcheux et inq)révu qui avait précédé sa naissance; elle lui révéla la possibilité de se débar- rasser de cette hideuse peau velue, en acceptant en échange la peau blanche et unie d'une personne (|ui ferait ce sacrifice par an'cclioii cl i(^connai'<- sancc. « Jamais, s'écria Ourson, jamais je ne provo- 222 NOUVEAUX CONTES DE FÉES querai ni accepterai un pareil sacrifice ! Jamais je ne consentirai à vouer un être qui m'aimerait au malheur auquel m'a condamné la vengeance de la fée Rageuse! Jamais, par l'effet de ma volonté, un cœur capable d'un tel sacrifice ne souffrira tout ce que j"ai souffert et tout ce que j'ai à souffrir encore de lantipathie, de la haine des hommes! » Agnella lutta en vain contre la volonté bien ar- rêtée d'Ourson. Il lui demanda avec instances de ne jamais lui pa: ler de cet échange, auquel il ne donnerait certes pas son consentement, et de n'en jamais parler à Violette ni à aucune autre per- sonne qui lui serait attachée. Elle le lui promit après avoir combattu faiblement, car au fond elle admirait et approuvait cette résolution. Elle es- pérait aussi que la fée Drôlette récompenserait les sentiments si nobles, si généreux de son petit protégé en le délivrant elle-même de sa peau velue. V ENGOUE LE CRAPAUD Quelques années se passèrent ainsi sans aucun événement extraordinaire. Ourson et Violette gran- dissaient. Agnella ne songeait plus au rêve de la première nuit de Violette; elle s'était relâchée de sa surveillance, et la laissait souvent se promener seule ou sous la garde d'Ourson. OURSON 223 Ourson avait déjà quinze ans; il était grand, fort, leste et actif; personne ne pouvait dire s il était beau ou laid, car ses longs poils noirs et soyeux couvraient entièrement son corps et son visage. Il était resté bon, généreux, aimant, tou- jours prêt à rendre service, toujours gai, toujours content. Depuis le jour où il avait trouvé Violette, sa tristesse avait disparu; il ne souffrait plus de l'antipathie qu'il inspirait; il n'allait plus dans les endroits habités ; il vivait au milieu des trois êtres (ju'il chérissait et qui l'aimaient par-dessus tout. Violette avait déjà dix ans ; elle n'avait rien perdu de son charme et de sa beauté en grandis- sant; ses beaux yeux bleus étaient plus doux, son teint [)lus frais, sa bouche plus jolie et plus es- piègle; sa taille avait gagné comme son visage; elle était grande, mince et gracieuse; s«s cheveux d'un blond cendré lui tombaient jusqu'aux |)ieds et l'enveloppaient tout entière quand elle les dc- l'oulait. Passerose avait bien soin dé cette ma- gnifique chevelure, qu'Agnella ne se lassait pas d'admirer. Violette avait appris bien (h's choses pendani ces sept années, .\gnella lui avait montré à tra- vailler. Quant au reste, Ourson avaif été son maître ; il lui avait enseigné à lire, à écrire, à compter. Il lisait tout haut pendant qu'elle travaillait. Des livres nécessaires à son instruction s'étaient trouves dans la chambre de Violette, sans qu'on sût d'oii ils étaient venus; il en était de même des vêtements et autres objets nécessaires à \ iolette, à Ourson, à i:24 NOUVEAUX CONTES DE FÉES Âgnella et à Passerose; on n'avait plus besoin d'aller vendre ni acheter à la ville voisine : grâce à l'anneau d'Agnella, tout se trouvait apporté à mesure qu'on en avait besoin. Un jour que Violette se promenait avec Ourson, elle se heurta contre une pierre, tomba et s'écor- cha le pied. Ourson fut effrayé quand il vit couler le sang de sa chère Violette ; il ne savait que faire pour la soulager; il voyait bien combien elle souf- frait, car elle ne pouvait, malgré ses efforts, retenir quelques larmes qui s'échappaient de ses yeux. Enfin, il songea au ruisseau qui coulait à dix pas d'eux. allât seule dans la forôt; elle ne lui portait plus son dîner; il ii48 ^'OUV£ALIX CO^'ÏES DE FEES revenait manger à la maison. Violette ne s'éloigniiit jamais de la ferme sans Ourson. Trois ans après l'événement de la forêt, Ourson vit arriver de grand matin Violette pâle et défaite; elle le cherchait. <( Viens, viens, dit-elle en l'entraînant au dehors, j'ai à te parler,... à te raconter.... Oh! viens. » Ourson inquiet la suivit précipitamment. « Qu'est-ce donc, chère Violette? Pour l'amour du ciel, parle-moi, rassure-moi. Que puis-je pour toi? — Rien, rien, cher Ourson, tu ne peux rien.... Écoute-moi. Te souviens-tu de mon rêve d'enfant? de Crapaud? de rivière? de danger? Eh bien, cette nuit, j'ai rêvé encore C'est terrible,... terrible. Ourson, cher Ourson, ta vie est menacée. Si tu meurs, je meurs. — Comment! Par qui ma vie est-elle menacée? — ■ Ecoute Je dormais. Un Crapaud!... encore un Crapaud, toujours un Crapaud! Un Crapaud vint à moi, et me dit : « Le moment approche où ton cher Ourson doit « retrouver sa peau naturelle ; c'est à toi qu'il « devra ce changement. Je le hais, je te hais. Vous « ne serez pas heureux l'un par l'autre; Ourson « périra, et toi, tu ne pourras accomplir le sacrifice « auquel aspire ta sottise! Sous peu de jours, sous « peu d'heures peut-être, je tirerai de vous tous « une vengeance éclatante. Au revoir! Entends-tu? « au revoir! » « Je m'éveillai : je retins un cri prêt à m'échap- OURSON 249 per, et je vis, comme je l'ai vu le jour où tu m'as sauvée de l'eau, je vis ce hideux Crapaud, posé en dehors de la croisée, qui me regardait d'un œil menaçant. Il disparut, me laissant plus morte que vive. Je me levai, je m'habillai, et je viens te trouver, mon frère, mon ami, pour te prémunir contre la méchanceté de la fée Rageuse, et pour te supplier de recourir à la bonne fée Drôlette. » Ourson l'avait écoutée avec terreur; ce n'était pas le sort dont il était menacé qui causait son effroi; c'était le sacrifice qu'annonçait Rageuse, et qu'il ne comprenait que trop bien. La seule pen- sée que sa charmante, sa bien-aimée Violette, s'affublât de sa peau d'ours par dévouement pour lui, le faisait trembler, le faisait mourir. Son an- goisse se peignit dans son regard; car Violette, qui l'examinait avidement, se jeta à son cou en san- glotant : « Hélas mon frère bien-aimé! tu me seras bien- tôt ravi ! Toi qui ne connais pas la peur, tu trembles ! Toi qui me rassures et me soutiens dans toutes mes terreurs, tu ne trouves pas une parole pour ranimer mon courage! toi qui luttes contre les dangers les plus terribles, tu courbes la tète, tu te résignes ! — Non, ma Violette, ce n'est [)as la peur cpii me fait trembler, ce n'est pas la peur (jui caus(> juou trouble; c'est une parole de la fée Rageuse dont tu ne conipi-ends pas le sens, mais dont moi je sais lôule la port(''e; c'est une menace adressée à loi, ma \ioletle: c'est poin* toi qne je tremble! » 250 NOUVEAUX CONTES DE FÉES Violette devina d'après ces mots que le moment du sacrifice était venu, qu'elle allait être appelée à tenir la promesse qu'elle avait faite à la fée Drô- lette. Au lieu de frémir, elle en ressentit de la joie; elle pourrait enfin reconnaître le dévouement, la tendresse incessante de son cher Ourson, lui être utile à son tour. Elle ne répondit donc rien aux craintes exprimées par Ourson ; seulement elle le remercia, lui parla plus tendrement que jamais, en songeant que bientôt peut-être elle serait séparée de lui par la mort. Ourson avait la même pensée. Tous deux invoquèrent avec ardeur la protection de la fée Drôlette; Ourson l'appela même à haute voix, mais elle ne répondit pas à son appel. La journée se passa tristement. Ni Ourson ni Violette n'avaient parlé à Agnella du sujet de leurs inquiétudes, de crainte d'aggraver sa tristesse, qui augmentait à mesure que son cher Ourson prenait des années. « Déjà vingt ans ! pensait-elle. S'il persiste à ne voir personne et à ne pas vouloir changer de peau avec Violette, qui ne demanderait pas mieux, j'en suis bien sûre, il n'y a pas de raison pour qu'il ne conserve pas sa peau d'ours jusqu'à sa mort! » Et Agnella pleurait, pleurait souvent, mais ses larmes ne remédiaient à rien. Le jour du rêve de Violette, Agnella avait aussi rêvé. La fée Drôlette lui avait apparu. clarté! » Elles sautèrent à bas de leurs lits, (>t coururent dans la salle; les flammes l'avaient dc-jà eiivaliie, ainsi que les chandjres voisines. « Ourson! Passerose! cria Agnella. — Ourson! Ourson! » cria Vioh^flc. T^asserose se jirécipita à moilic' vêtue dans h salle. 252 NOUVEAUX CONTES DE FÉES <( Nous sommes perdus, Madame! Les flammes ont gagné toute la maison ; les portes, les tcnètrer sont closes; impossible de rien ouvrir. — Mon fils! mon fils! cria Agnella. — Mon frère! mon frère! » cria Violette. Elles coururent aux portes ; tous leurs eflPor ; réunis ne purent les ébranler, elles semblaier .murées; il en fut de même des fenêtres. « Oh! mon rêve! murmura Violette. Cher Our- son, adieu pour toujours! » Ourson avait été éveillé aussi par les flammes et par la fumée; il couchait en dehors de la ferme, près de Tétable. Son premier mouvement fut de courir à la porte extérieure de la maison; mais lui aussi ne put l'ouvrir, malgré sa force extraordi- naire. La porte aurait dû se briser sous ses efforts: elle était évidemment maintenue par la fée Ra- geuse. Les flammes gagnaient partout. Ourson se précipita sur une échelle, pénétra à travers les flammes dans un grenier par une fenêtre ouverte, descendit dans la chambre où sa mère et Violette, attendant la mort, se tenaient étroitement em- brassées ; avant qu'elles eussent eu le temps de se reconnaître, il les saisit dans ses bras, et, criant à Passerose de le suivre, il reprit en courant le che- min du grenier, descendit l'échelle avec sa mère dans un bras, Violette dans l'autre, et, suivis de Passerose, ils arrivèrent à terre au moment oi'i l'échelle et le «renier devenaient la proie des flammes. Ourson déposa Agnella et Violette à quelque Miii.s Ouisini aussi m- |piil inniir la purlc OURSON 255 distayiice de l'incendie. Passerose n'avait pas perdu la tête : elle arrivait avec un paquet de vêtements qu'elle avait rassemblés à la hâte dès le commen- cement de l'incendie. Agnella et Violette s'étaient sauvées nu-pieds et en toilette de nuit ; ces vêtements furent donc i3ien utiles pour les couvrir et les garantir du froid. Après avoir remercié avec chaleur et tendresse l'intrépide Ourson, qui leur avait sauvé la vie au péril de la sienne, elles félicitèrent aussi Passerose de sa prévoyance. « Voyez, dit Passerose, l'avantage de ne pas perdre la tête! Pendant que vous ne songiez toutes deux qu'à votre Ourson, je faisais mon pa- quet des objets qui vous étaient les plus néces- saires. — C'est vrai ; mais à quoi aurait servi ton pa- quet, ma bonne Passerose, si ma mère et Violette avaient péri? — Oh ! je savais bien que vous ne les laisseriez pas brûler vives! Est-on jamais en danger avec vous? Ne voilà-t-il pas la troisième fois que vous sauvez Violette? » Violette serra vivement les mains d'Ourson et les porta à ses lèvres. Agnella l'embrassa et lui dit : <( Chère Violette, Ourson est heureux de ta ten- dresse, qui le paye largement de ce qu'il a fait pour toi. Je suis assurée que, de ton côté, tu se- rais heureuse de te sacrifier pour lui, si l'occasion s'en présentait. » ■■ibù îsOUVEAUX CONTES DE FÉES Avant que Violette pût répondre, Ourson reprit vivement : « Ma mère, de grâce, ne parlez pas à Violette de se sacrifier pour moi; vous savez combien j'en serais malheureux ! » Au lieu de répondre à Ourson, Agnella porta la main à son front avec anxiété : ée à genoux, les bras étendus vers la ferme qui brûlait. Agnella, les mains join- tes, regardait d'un œil terrifié l'ouverture par laquelle Ourson était entré. Passerose restait immo- bile, le visage caché dans ses mains. Quelques secondes se passèrent; elles parurent OURSON 257 des siècles aux trois femmes qui attendaient la mort ou la vie. Ourson ne paraissait pas. Le cra- quement du bois brûlé, le ronflement des flammes, augmentaient de violence. Tout à coup un bruit terrible, affreux, fit pousser à Violette et à Agnella un cri de désespoir. Toute la toiture s'était écroulée, tout brûlait; Ourson restait enseveli sous les décombres, écrasé par les solives, calciné par le feu. Un silence de mort succéda bientôt à cette sinistre catastrophe Les flammes diminuèrent, s'éteignirent; aucun bruit ne troubla plus le déses- poir d' Agnella et de V^iolette. *' Violette était tombée dans les bras d'Agnella; toutes deux sanglotèrent longtemps en silence. Le jour vint. Passerose contemplait ces ruines fumantes et pleurait. Le pauvre Ourson y était enseveli, vic- time de son courage et de son dévouement. Agnella et Violette pleuraient toujours amèrement; elles ne semblaient ni entendre ni comprendre ce qui se passait autour d'elles. « Eloignons-nous d'ici », dit enfin Passerose. Ni Agnella ni Violette ne répondirent. Passerose voulut emmener Violette. « Venez, dit-elle, venez, Violette, chercher avec moi un abri pour ce soir; la journée est belle — — Que m'importe un abri? sanglota Violette. Que m'importe le soir, le matin? Il n'est plus de belles journées pour moi! Le soleil ne luira plus que pour éclairei' ma douleur! — Mais, si nous resluns ici à pleurei', nous 258 NOUVEAUX CONTES DE FÉES mourrons de faim, Violette, et, malgré notre cha- grin, il faut bien songer aux nécessités de la vie. — Autant mourir de faim que mourir de dou- leur. Je ne m'écarterai pas de la place où j'ai vu pour la dernière fois mon cher Ourson, oîi il a péri victime de sa tendresse pour nous. » Passerose leva les épaules; elle se souvint de la vache dont l'étable n'avait pas été brûlée; elle y courut, tira son lait, en but une tasse et voulut vainement en faire prendre à Agnella et à Vio- lette. Agnella se releva pourtant et dit à Violette d'un ton solennel : ** « Ta douleur est juste, ma fille, car jamais un cœur plus noble, plus généreux, n'a battu dans un corps humain. Il t'a aimée plus que lui-même : pour t'épargner une douleur, il a sacrifié son bonheur. » Et Agnella raconta à Violette la scène qui pré- céda la naissance d'Ourson, la faculté qu'aurait eue Violette de le délivrer de sa difformité en l'accep- tant pour elle-même, et la prière instante d'Ourson de ne jamais laisser entrevoir à Violette la possi- bilité d'un pareil sacrifice. Il est facile de comprendre les sentiments de tendresse, d'admiration, de regret poignant, qui remplirent le cœur de Violette après cette confi- dence; elle pleura plus amèrement encore. (( Et maintenant, mes filles, continua Agnella, il nous resle un dernier devoir à remplir : c'est de donner la sépulture à mon fils. Déblayons ces dé- OURSON 259 combres, enlevons ces cendres; et, quand nous aurons trouvé les restes de notre bien-aim'^ Ourson » Les sanglots lui coupèrent la parole ; elle ne put achever. LE PUITS Agnella, Violette et Passerose se dirigèrent len- tement vers les murs calcinés de la terme. Avec le courage du désespoir, elles travaillèrent à enlever les décombres fumants; deux jours se passèrent avant qu'elles eussent tout déblayé; aucun vestige du pauvre Ourson n'apparaissait; et pourtant elles avaient enlevé morceau par morceau, poignée par poignée, tout ce qui recouvrait le sol. En soulevant les dernières planches demi-brûlées, Violette aper- çut avec surprise une ouverture, qu'elle dégagea pré- cipitamment : c'était l'orifice d'un puits. Son cœur battit avec violence; un vague espoir s'y glissait. « Ourson! dit-elle d'une voix éteinte. — Violette, Violette chérie; je suis là ; je suis sauvé! » Violette ne répondit que par un cri étouffé; elle perdit connaissance et tomba dans le puits qui ren- fermait son cher Ourson. Si la bonne fée Drolette n'avait protégé sa chute, Violette se serait brisé la 260 NOUVEAUX CONTES DE FEES tête et les membres contre les parois du puits; mais la fée Drôlette, qui leur avait déjà rendu tant de services, souti-îit Violette et la fit arriver douce- ment aux pieds d'Ourson. La connaissance revint bien vite à Violette. Ni l'un ni l'autre ne pouvait croire à tant de bonheur! Ni l'un ni l'autre ne se lassait de donner et de rece- voir les plus tendres assurances d'affection! Ils furent tirés de leur extase par les cris de Passerose, qui, ne voyant plus Violette et la cherchant dans les ruines, avait trouvé le puits découvert; regar- dant au fond, elle avait aperçu la robe blanche de Violette et s'était figuré que Violette s'était pré- cipitée à dessein dans le puits et y avait trouvé la mort qu'elle cherchait. Passerose criait à se briser les poumons; Agnella arrivait lentement, pour con- naître la cause de ces cris. « Tais-toi, Passerose, lui dit Ourson en élevant la voix; tu vas effrayer notre mère. Je suis ici avec Violette; nous sommes bien, nous ne man- quons de rien. — Bonheur, bonheur ! cria Passerose; les voilà; les voilà!... Madame, Madame, venez donc!... Plus vite, plus vite!... Ils sont là, ils sont bien; ils ne manquent de rien. » Agnella, pâle, demi-morte, écoutait Passerose sans comprendre. Tombée à genoux, elle n'avait plus la force de se relever. Mais quand elle en- tendit la voix de son cher Ourson qui appelait : fil* à© la fermière Âgnella, répondit Oursor?. ' 18 !275 NOUVEAUX CONTES DE FÉES — Ah! ah! c'est toi qui, dans Ion enfance, aîlaiv au marché et faisais peur à nos enfants! Tu cls vécu dans les bois ; tu t'es passé de notre secour- Pourquoi viens-tu nous trouver maintenant? Va- f en vivre en ours comme tu as vécu jusqu'ici. — Notre ferme est brûlée. Je dois faire vivre ma mère et ma sœur du travail de mes mains; c'est pourquoi je viens vous demander de l'ou- vrage. Vous serez content de mon travail : je suis vigoureux et bien portant, j'ai bonne volonté ; je ferai tout ce que vous me commanderez. — Tu crois, mon garçon, que je vais prendre à mon service un vilain animal comme toi, qui fera mourir de peur ma femme et mes servantes, tom- ber en convulsions mes enfants! Pas si bête, mon garçon, pas si bote En voilà assez. Va-t'en; laisse-nous finir notre dîner. — Monsieur le fermier, de grâce, veuillez es- saver de mon travail ; mettez-moi tout seul : je ne ferai peur à personne; je me cacherai pour que ~^Ds enfants ne me voient pas. — Auras-tu bientôt fini, méchant ours? Pars .out de suite ; sinon je te ferai sentir les dents de ma fourche dans tes reins poilus. » Le pauvre Ourson baissa la tête ; une larme d'humiliation et de douleur brilla dans ses yeux. Il s'éloigna à pas lents, po'irsuivi des gros rires et des huées du fermier et de ses gens. Quand il fut hors de leur vue, il ne chercha plus a contenir ses larmes ; mais, dans son humiliation^ dans son chagrin, il ne lui vint pas une fois la OURSON 273. pensée que Violette pouvait le débarrasser de sa laide fourrure. Il marcha encore et aperçut un château dont les abords étaient animés par une foule d'hommes qui allaient, venaient et travail- laient tous à des ouvrages différents. Les uns ra- tissaient, les autres fauchaient, ceux-ci pansaient les chevaux, ceux-là bêchaient, arrosaient, se- maient. « Voilà une maison où je trouverai certainement de l'ouvrage, dit Ourson. Je n'y vois ni femmes ni enfants : les hommes n'auront pas peur de moi, je pense. » Ourson s'approcha sans qu'on le vît ; il ôta son chapeau et se trouva devant un homme qui pa- raissait devoir être un intendant. « Monsieur... », dit-il. L'homme leva la tête, recula d'un pas quand il vit Ourson, et l'examina avec la plus grande sur- prise. « Qui es-tu? Que veux-tu? dit-il d'une voix rude. — Monsieur, je suis le fils de la fermière Agnella, maîtresse de la ferme des Bois. — Eh bien! pourquoi viens-tu ici? — Notre ferme a brûlé, Monsieur. Je cherche de l'ouvrage pour faire vivre ma mère et ma sœur . J'espérais que vous voudriez bien m'en donner. — De l'ouvrage? A un ours? — Monsieur, je n'ai de l'ours que l'apparence; sous cette enveloppe qui vous répugne, bat un cœur d'homme, un cœur capable do reconnaissance 27t NOUVEAUX CONTES DE FÉES et d'affection. Vous n'aurez à vous plaindre ni de mon travail ni de ma bonne volonté. » Pendant qu'Ourson parlait et que l'intendant l'écoutait d'un air moqueur, il se fit un grand mou- vement du côté des chevaux; ils se cai3raient, ils ruaient. Les palefreniers avaient peine à les rete- nir; quelques-uns même s'échappèrent et se sau- vèrent dans les champs. « C'est l'ours, c'est l'ours, criaient les palefre- niers ; il fait peur aux chevaux ! Chassez-le, faites- le partir! — Va-t'en ! » lui cria l'intendant. Ourson, stupéfait, ne i)ougeait pas. e-Biche et de Beau-Minon ..... 3 I. Blondine ^ II. Blondine perdue " m. La forêt des Lilas ^'-^ IV. Premier réveil de Blondine. — Beau-Minon ■ ■ 20 V. Bonne-Biche VI. Second réveil de Blondine ^'^ VII. Le Perroquet.- 38 VIII. Le repentir ^^ IX. La Tortue ^^ X. Le voyage et l'arrivée 51 Le bon petit Henri ^^ I. La pauvre mère malade ' ' II. Le Corbeau, le Coq et la Grenouille "'^ III. La moisson •■ '' IV. La vendange ^- V. La chasse ^" VI . La pêche "* ' VII. La plante de vie '-^ ' Histoire de la princesse Rosette 105 I. La ferme 107 II. Rosette à la cour du roi son père. — Première journée. lU III. Conseil de famille 121 IV. Seconde journée ' "-i V. Troiiième et dernière journée 13G 302 TABLE La petite Souris Grise , 149 I. La maisonnette -I")! JL La fée Détestable 136 IIL Le prince Gracieux 168 IV. L'arbre de la rotonde 177 V. La cassette 181 OCRSON 189 1. Le Crapaud et l'Alouette , 191 IL Naissance et enfance d'Ourson 198 in. Violette - 200 IV. Le rêve 215 V. Encore le Crapaud 222 VI. Maladie et sacrifice 229 VII. Le Sanglier 233 VIII. L'incendie 247 IX. Le puits 239 X. La ferme, le château, l'usine 268 XL Le sacrifice 278 XII. Le combat 282 Xm. La récompense .., 292 80455. — Iminiuieric; Laulre, lUe Av. Fleuras, 9, à Paris ^ to G .. o co CD ^^ CO T Oniversify of Toronto Library DO NOT REMOVE THE CARD FROM THIS POCKET il: Acme Library Gard Pocket LOWE-MARTIN CO. Limited ■J